Anéantir est le huitième roman de Michel Houellebecq. Lors de la lecture de L'extension du domaine de la lutte il y a près de 20 ans, Michel Houellebecq incarnait la révélation littéraire que j'attendais, il m'aurait presque donné envie de "prendre la plume" si je n'avais pas déjà été gagné par un dilettantisme irréversible, encouragé par ma vie professionnelle ennuyeuse mais surtout définitivement décourageante à bien des égards.
Crépusculaire, désabusé et politiquement incorrect, cet écrivain au style à la fois efficace, clinique et drôlatique m'a séduit d'entrée avec sa "drôle" de vision du monde. Des prédictions divinatoires de Plateforme à la misère paysanne dans Sérotonine, Houellebecq ne m'a jamais déçu.
Anéantir: un drame polymorphe
Le dernier roman de Houellebecq est un drame polymorphe de 750 pages bien documenté dont les rebondissements sont parfois inattendus. Bâti autour d'un drame familial ordinaire, Anéantir se termine dans une forme de réflexion métaphysique autour de la mort de son personnage principal.
Le héros du roman s'appelle Paul Raison, la cinquantaine, un conseiller de Bruno Juge, polytechnicien de formation et Ministre de l'économie à Bercy. Paul vit dans un grand appartement à proximitié du ministère de l'économie, avec sa femme, Prudence, également haut fonctionnaire, convertie au mouvement de pensée Wicca, .
Ils ont cloisonné leur vie et ne communiquent qu'au minimum. Paul Raison travaille beaucoup pour son patron, un ministre promis à un bel avenir. Nous sommes en 2027, l'élection présidentielle se profile et le président ré élu doit laisser sa place à un remplacant qui n'a pas son étoffe qui est d'ailleurs "talonné" dans les sondages par le représentant du Rassemblement National.
"Des vies médiocres et de faible amplitude, transfigurées par le talent ou le génie ou peu importe le terme de l’auteur, auraient peut-être en outre eu l’avantage de lui faire prendre conscience que sa propre vie n’avait pas été aussi nulle que ça. Ses vacances en Corse avec Prudence étaient du niveau d’un film pornographique honnête, en particulier les séquences sur la plage de Moriani, décidément elle s’appelait comme ça cette plage, ça lui revenait maintenant ; certaines conversations qu’il avait eues avec Bruno auraient pu figurer sans honte dans un thriller politique. En somme, il avait vécu...."
Un enchevêtrement dramatique, miroir de notre monde
Comparé à ses romans précédents, Anéantir est un roman plutôt sage. Ses détracteurs lui reprochent de partir dans tous les sens, une certaine misogynie voire de susciter l'ennui.
J'y ai ai vu personnellement la description d'un monde absurde et crépusculaire, tant sur le plan domestique que sociétal ou politique. La mort n'est jamais bien loin des protagonistes qui oublient parfois combien ils sont fragiles, elle apparait d'ailleurs trés brutalement au cours du déroulement du récit. Et puis, il y a l'incommunicabilité entre des êtres qui devraient échanger tant qu'il en est encore temps mais qui n'y parviennent pas: Paul et Prudence se sont éloignés de conserve pour se réconcilier alors qu'ils se trouvent "au bord du gouffre", Paul et Edouard, son père, ne parviennent plus à échanger une parole alors qu'ils sont tous 2 proches de la fin et qu'ils le savent....
Le style de l'auteur est toujours le même, capable de vous faire éclater de rire au détour d'un paragraphe qui n'a pourtant rien de drôle, même s'il est moins désopilant que dans Serotonine. Le détachement est omniprésent, Houellebecq reste l'observateur distant et détaché d'un monde crépusculaire qui va,de toute façon, "droit dans le mur". La mort est omniprésente, le sexe l'est beaucoup moins que dans ses précédents romans sauf à la fin du roman où Eros et Thanatos se cotoient lors des dernières étreintes de Paul, pourtant affaibli, et de Prudence....
Au détour de certaines pages et comme à son habitude, l'auteur part parfois dans des digressions inattendues et radicales. Au travers de ses personnages, il compare les révolutionnaires de 1789 à une secte satanique, comparable au nazisme, se référant notamment au massacre de milliers de personnes et à celui de la Princesse de Lamballe, "mise en pièces" par les sans culottes. Curieusement, il prend la défense de la génération des boomers, celle de la victoire sur le nazisme (?) , pouvant, toutes proportions gardées, être comparée à la génération romantique, celle de la victoire sur la Révolution. Autres évocations inattendues de Houellebecq dans ce dernier roman: Matrix et Carrie Ann Moss....
Comparant les enfants à des "Tue l'amour", Houellebecq estime qu'ils accélèrent l'érosion du couple (...)
"Paul en avait entendu parler, mais ses parents n’en faisaient pas partie, aussi avaient-ils dû élaborer un projet, avoir deux enfants était un projet classique, et même l’archétype du projet classique, si Prudence et lui avaient eu des enfants ils n’en seraient pas là, en réalité sans doute que si, au contraire même, ils se seraient probablement déjà séparés, les enfants aujourd’hui ne suffisent plus à sauver un couple, ils contribuent plutôt à le détruire, de toute façon les choses avaient commencé à se dégrader entre eux avant même qu’ils ne l’envisagent."
Personnellement, Anéantir m'a fait passer par toutes les émotions mais il m'a surtout ému, peut être parce que de tous les romans de l'auteur, ce dernier roman dramatique et réaliste est le plus classique qu'il ait écrit. A la manière d'un Balzac dans la condition humaine, Houellebecq décrit avec Anéantir sa vision de la condition humaine de l'homme du XXIème siècle.
En tant que lecteur, je n'ai eu aucune difficulté à m'identifier aux protagonistes d'Anéantir, particulièrement à son personnage principal, Paul. Le roman se termine sur les dernières lignes ci-dessous qui me plongent toujours dans une profonde mélancolie.
« Nous n’étions pas tellement faits pour vivre, n’est-ce pas ? » C’était une
pensée triste, et il la sentait prête à pleurer. Peut-être qu’en définitive le
monde était dans le vrai, se dit Paul, peut-être qu’ils n’avaient aucune place
dans une réalité qu’ils n’avaient fait que traverser avec une
incompréhension effrayée. Mais ils avaient eu de la chance, beaucoup de
chance. Pour la plupart des gens la traversée était, du début à la fin,
solitaire.
« Je ne crois pas qu’il était en notre pouvoir de changer les choses », dit-il
enfin. Il y eut un coup de vent glacial, il la serra plus fort contre lui.
« Non, mon chéri. » Elle le regardait dans les yeux, souriante à moitié, mais
quelques larmes brillaient sur son visage. « Nous aurions eu besoin de
merveilleux mensonges. »
Ma note: 8/10