Ténèbres. Tout n'est que ténèbres dans ce roman bouleversant de Wajdi Mouawad. Une nuit perpétuelle où seules quelques lucioles brillent de temps à autres pour éclairer le chemin du protagoniste principal, Wahhch Debch, vers une issue que le lecteur sait déjà tragique, à la mesure des évènements qui mettent en branle le récit à savoir l'assassinat dans des conditions abjectes de Léonie, l'épouse de Wahhch.
Cette mort, aussi douloureuse soit-elle pour ce dernier, n'est que le vaisseau d'une peine plus profonde enterrée depuis l'enfance et qui ne demande qu'à resurgir et à éclater pour pulvériser passé et présent.
Anima n'est pas un roman que l'on aime. C'est une violente claque dans la figure. On est bousculé, écoeuré, ému, triste, en colère, déboussolé, grandi. On veut fermer le livre, ne plus lire ces pages emplies de violence, ne plus regarder dans ce miroir que nous tend Mouawad sans aucune pitié. On souhaite abandonner la lecture de cet ouvrage titanesque pour retrouver l'atmosphère paisible du quotidien et la quiétude des romans d'amour ou des livres de développement personnel. Bien sûr qu'on le veut, mais on ne le peut pas. Il est trop tard. Il faut aller jusqu'au bout, jusqu'à la catharsis. Et quelle expérience! Un véritable tsunami émotionnel. Je crois n'avoir rien lu de si grand depuis le Maître et Marguerite de Boulgakov.
L'auteur dresse un portrait sans concession de l'Amérique et surtout de l'homme vu à travers le regard d'une myriade d'animaux et d'insectes : araignée, chat, chien, papillon, mouffette, grue, luciole, etc. Ce qui ressort n'est pas tant la part d'animalité de l'homme - qui, quand elle existe, est finalement assez belle - mais sa bestialité, son irrépressible soif de pouvoir et son inépuisable cruauté pour laquelle il fait d'ailleurs preuve d'une imagination débridée.
Wajdi Mouawad propose ainsi une réflexion sur la nature de l'homme, sur l'exil (en évoquant par ailleurs la question sensible du destin des Palestiniens), mais aussi sur la condition animale. Certaines scènes sont presque insoutenables et me rappellent pourquoi je refuse obstinément de consommer de la viande et combien nous pouvons être inhumains nous qui nous targuons d'être une espèce supérieure. Nous ne sommes supérieurs en rien. La plupart du temps, nous sommes abjects, égoïstes, vils, brutaux, torturés. Mais heureusement la lumière trouve toujours son chemin à travers les ténèbres et il existe des mains tendues, des coeurs nobles et purs d'une générosité sans limites. L'empathie se fraye un chemin à travers les ronces de l'existence.
Il faut être prêt pour entamer la lecture d'Anima car c'est un roman qui vous hante et vous bouleverse jusque dans votre chair par sa force et sa poésie.
Voici quelques extraits qui ont plus particulièrement retenu mon attention:
Chaque cri doit être suivi par un silence pour faire entendre son écho. Celui qui ne fait que hurler sa douleur n'en verra jamais le visage tout autant que celui qui s'obstine à la taire. C'est la leçon des chauves-souris : pour voir le visage de ce qui te fait souffrir, tu dois faire de ta douleur un collier qui enchaîne des perles de silence aux perles de tes cris.
Il a parlé des lignes poreuses qui séparent les humains des bêtes et des lignes qui sillonnent les visages des vivants. Il a parlé des lignes qui nous font et nous défont, rides, traits, limites, frontières, démarcations. Il a parlé des lignes qui nous sauvent, conductrices, électriques, musicales, et il a parlé de celles qui nous manquent, ces lignes blanches disparues au tracé de nos routes, ces lignes invisibles à nos âmes égarées au fond de leurs labyrinthes. Il a parlé des lignes verticales au bout desquelles se sont pendues tant et tant d'Ariane sans plus de Thésée à sauver ni de Minotaure à abattre, il a parlé des lignes de vie au creux de nos paumes, il a parlé des lignes sans encre pour s'inscrire sur le papier des mémoires (...)
La disparition des êtres est un coquillage vide. Tu le colles à ton oreille et dans ce vide quelque chose bruit. Dans la mienne, quelque chose d'horrible continue à bruire, mais je ne sais pas quoi.