Vladlen est chef d’orchestre à Donetsk. Le 9 mai 2014, jour anniversaire de la victoire contre le nazisme, il a le malheur, par bravache, de faire jouer l’hymne national ukrainien. Alors que la guerre est sur le point d’éclater et que les esprits sont échauffés comme jamais, il doit quitter précipitamment la ville, abandonner femme et maîtresse et partir se réfugier dans la mine d’Emile, son ami d’enfance, vétéran de la guerre d’Afghanistan. Ensemble, les deux compères embarquent dans une vieille Volga et parcourent le pays plongé dans le chaos, « la révolution ayant forcé la boîte de Pandore ukrainienne pour se venger du Prométhée léniniste ».
Géographe, aventurier voyageur, créateur des alliances françaises de Vladivostok et de Donetsk, compagnon de route de Sylvain Tesson, Cédric Gras livre avec ce premier roman un road trip captivant qui fait merveille par ses descriptions du Donbass, cette « république de l’anthracite et des hauts fourneaux », cette « vaste plaine dont la frontière se trouvait à mille pieds sous terre », avec ses terrils, ses friches, ses aciéries, son bassin industriel déserté, ses barres d’immeuble évoquant une civilisation éteinte, mise à bas du fait de « l’anachronisme de son industrie, de l’obsolescence de sa modernité, de la désuétude de son progrès ». Sans prendre parti, en insistant sur la complexité des enjeux et notamment sur la multiplicité des sensibilités populaires et identitaires, l’auteur nous balade d’un clan à l’autre, d’un régiment de mercenaires ukrainiens à un escadron séparatiste, d’un groupe de cosaques russes, « forme paramilitaire officieuse des confins », à l’armée régulière de Kiev.
Entre les routes bombardées, les monuments réalistes socialistes et la tombe de Stakhanov, c’est toute la vieille URSS qui semble resurgir en même temps que la nostalgie de la Sainte Russie, qui « marchait à la reconquête de la mer Noire, convaincue de sa mission eurasiatique et mystique ». Le soulèvement de Maïdan semble avoir, en réaction, ressuscité à la fois 1917 et la Grande guerre patriotique. « Ils veulent des révolutions de couleur ? tempête un séparatiste. Je vais leur en donner, moi, une révolution cramoisie ! » Il se dégage du récit, malgré l’horreur des affrontements, une sorte de beauté archaïque, épique et enracinée. Celle de ces soldats de fortune, trimbalant un matériel militaire suranné, vivant le retour des rites païens comme la revanche des koulaks sur les métallurgistes, errant parmi les kourganes, ces tumulus funéraires indo-européens, et rêvant de reconstituer la Nouvelle Russie, « de Kharkov à Tiraspol, du Donbass à la Transnistrie ». Un rêve qui échappe à la compréhension de l’Europe.