C’est la profonde inquiétude que je ressentais vis-à-vis des nouvelles technologies numériques qui m’a poussé à ouvrir ce livre. J’y cherchais des réponses, et ma quête fut couronnée de succès.
Je fais partie d’une génération qui a grandi entourée d’écrans, de moteurs de recherche, de vidéos YouTube et de réseaux sociaux. Malgré un certain manque de recul dû à ma courte expérience de la vie, j’ai pu constater une angoissante évolution de la société, mais surtout des individus, en profondeur. J’observais d’abord, par expérience personnelle, un phénomène d’addiction relié à ces nouvelles technologies : addiction au stimuli permanent, au divertissement gratuit, mais aussi à la reconnaissance sociale et à l’attention offert par les réseaux sociaux. Puis, progressivement, je remarquais une disparition progressive de l’ennui, de l’attente, de la longueur, de la contemplation, de la rêverie. Rares étaient les discussions épargnées par la consultation d’un smartphone ; absents étaient les instants méditatifs où l’esprit se laissait porter par le courant des pensées sans rencontrer aucune perturbation extérieure. Ces écrans gagnaient du terrain, infiltrant chaque moment de la vie, du lever au coucher, de l’activité à la passivité, des regroupements familiaux au repos solitaire.
« Au moindre temps mort : temps de transport, salle d’attente, marche dans la rue, nous jetons un coup d’œil sur nos portables. Tandis que nos amis nous parlent, lorsque nous sommes en réunion ou plus généralement durant notre temps de travail, ces outils s’invitent sans cesse à la table de notre temps de cerveau disponible. » (p.81)
« Il est essentiel de préserver dans notre vie mentale des moments de lenteur et d’ennui. Notre créativité, qui constitue le domaine cognitif où nous surpassons non seulement toutes les autres espèces mais encore les intelligences artificielles, a besoin de pouvoir régulièrement s’extraire des cycles addictifs de plaisirs immédiats. C’est à partir de cette créativité que l’humanité a fait émerger ses plus belles œuvres, dans le domaine artistique, technologique ou scientifique. Toute amputation de ce temps de rêverie à explorer le possible est une perte de chances pour l’humanité. » (p.339)
L’abandon de mon smartphone a été la première étape de la lutte. Substitué par un magnifique téléphone à clapet rouge écarlate, il ne me manque point du tout. La deuxième étape est la compréhension des mécanismes de la « captologie » et de ses effets sur l’individu et sur les relations sociales. C’est à cela que l’ouvrage de Gérald Bronner m’a servi.
Toutes mes intuitions anxieuses ont pu être traduites en connaissance, en chiffres et statistiques, en compte-rendu d’expériences neurologiques, en faits sociologiques. Ainsi, j’ai pu retenir certaines données alarmantes : une diminution de 23 min de sommeil entre 1986 et 2010, le temps consacré à la lecture a diminué en France de 1/3 depuis 1986, la consultation d’un smartphone est un facteur impliqué dans 1 collision mortelle sur 10… L’auteur propose aussi certains témoignages éclairants, comme celui-ci :
« En juin 2019, Tristan Harris, un ancien ingénieur de Google, a décrit en détail, devant le Sénat américain qui l’auditionnait, les tactiques cognitives utilisées par ces géants du Web pour cambrioler l’attention de nos contemporains : stimulation des réseaux dopaminergiques (par les likes, les notifications divers), enchaînement des vidéos qui, lorsqu’elles ne sont pas vues en entier , créent un sentiment d’incomplétude cognitive, incitation à faire défiler sans fin un fil d’actualité, incitations à la peur de manquer une information cruciale…. Tout est organisé pour nous faire prendre le vide ou le pas grand-chose pour un évènement. » (p.199)
Ma soif de connaissance sur ce domaine, dont l’auteur nous apprend qu’elle stimule les mêmes aires corticales que l’appétit de nourriture, était donc pour le moment satisfaite. Mais Gérald Bronner va plus loin. En fait, la thèse de son ouvrage ne porte même pas sur la dangerosité des écrans ou des nouvelles technologies : elle porte sur les données que ces dernières nous permettent d’obtenir. La problématique du livre se concentre donc sur le phénomène contemporain de l’Apocalypse cognitive.
« Le monde contemporain, tel qu’il se dévoile par la dérégulation du marché cognitif, offre une révélation fondamentale – c’est-à-dire une apocalypsis – pour comprendre notre situation et ce qu’il risque de nous arriver. Cette dérégulation a pour conséquence de fluidifier sur bien des sujets la rencontre entre une offre et une demande, et ce, en particulier sur le marché cognitif. Cette coïncidence entre l’une et l’autre ne fait apparaître ni plus ni moins que les grands invariants de l’espèce. La révélation est donc celle de ce que j’appelle une anthropologie non naïve, ou, si l’on veut, réaliste. Le fait que notre cerveau soit attentif à toute information égocentrée, agonistique, liée à la sexualité ou à la peur, par exemple, dessine la silhouette d’une Homo sapiens bien réel. La dérégulation du marché cognitif fait aboutir en acte ce qui n’existait que sous la forme d’une potentialité. » (p.191)
Les écrans ne sont donc pas le Mal : ils sont seulement des outils stimulants les facettes les plus archaïques et les moins vertueuses de notre humanité. Besoin d’attention, soif d’inédit, appétence pour le conflit, intérêt pour le danger, inclination pour le sexe, horreur du silence du monde et propension envers les stimuli visuels… Ces réflexes inscrits dans notre ADN sortent de leur caverne face au monde numérique et télévisuel, et les individus sont irrésistiblement attirés par l’offre exceptionnel de divertissement et d’informations permettant de combler leur temps de cerveau disponible.
Car c’est bien ça l’enjeu du monde contemporain : le temps de cerveau disponible. Celui-ci a connu une augmentation drastique depuis la baisse du temps de travail professionnel et domestique et la hausse de l’espérance de vie. Selon l’auteur, il est un trésor inestimable :
« Le cerveau est l’outil le plus complexe de l’univers connu et sa plus grande disponibilité ouvre tous les possibles. En effet, c’est dans ce temps de cerveau que se trouvent potentiellement des chefs-d’œuvre ou de grandes découvertes scientifiques. C’est cette libération qui ouvre à la contemplation intellectuelle. Elle est donc la condition nécessaire au progrès humain tel qu’on l’imaginait au cours des siècles précédents. » (p.63)
Mais son potentiel immense est gâché par du contenu audiovisuel médiocre et abrutissant. Le défi de demain est donc de mieux l’investir pour rendre les individus meilleurs et se rapprocher du Bien commun.
Avant de mettre un point final à cette longue critique, je me dois d’exprimer quelques réserves. D’abord sur le projet de société de l’auteur. Beaucoup trop internationaliste et anti-nationaliste à mon goût, d’abord. Ensuite, l’auteur dit souhaiter une régulation du marché cognitif et de l’utilisation du temps de cerveau disponible en évitant absolument les mesures liberticides. Cela me parait contradictoire, la régulation, le contrôle et la censure (mesures que l’on pourrait considérer comme liberticides pour les utilisateurs) étant nécessaires pour réduire les addictions et la médiocrité culturelle. Ensuite, j’ai trouvé l’auteur parfois condescendant et/ou injuste envers certaines idéologies auxquelles il semble opposé. Ainsi, Bronner voit les idées de l’effondrement civilisationnel ou de la corruption des élites comme des « récits mortifères » irrationnels dont la caractéristique principale serait la « détestation implicite de la rationalité ». Je ne suis pas d’accord avec ce constat, considérant au contraire que ces idées méritent qu’on s’y attarde.
Cet ouvrage demeure malgré cela d’une importance capitale, et mérite une ample promotion (je ferai évidemment ma part du boulot auprès de mes proches).