"It is a tale told by an idiot, full of sound and fury signifying nothing" dit Shakespeare dans Macbeth. A croire que ce bon vieux Willy a su lui-même percer les voile des ténèbres, voir tous les temps réunis et, au beau milieu de tout, ce livre, cette révélation obscure et sinistre.
Car il s'agit bien ici d'un récit de vieux marin comme condamné à répéter une apocalypse qu'il n'a su révéler au bon moment, "pour n'avoir pas chanter la région où vivre quand du stérile hiver a resplendi l'ennui", dirait Mallarmé. Un marin qui reprend le flambeau d'un aventurier russe, aussi idiot que lui, ayant perçu une vérité qu'il ne saurait transmettre. Un marin contant les bruits étranges - des cris semblant des lamentations - et la fureur - l'horreur et la sauvagerie des Blancs comme des Noirs - d'un voyage au Congo, prétexte géographique pour un voyage aux tréfonds de l'âme humaine, bien en deçà du ça.
Ce marin porte un nom qui nous fait comprendre très vite qu'il s'expose à un pacte diabolique: il se nomme Marlow. Ce marin est à la fois Faust et le précurseur de Paul Edgecombe: il est l'apôtre d'un Dieu ou d'un démon, Kurtz, qui va lui donner sa parole à transmettre aux hommes de la terre, sa vision d'une sauvagerie éternelle franche ou cachée derrière les costumes d'Arlequin, les mascarades, les oripeaux de la civilisation. Jusqu'à ce que, incapable de redire ce message clairement, perdu dans une totale inversion des valeurs, Marlow ne devienne Kurtz à son tour à bord du Nellie mouillant à Londres.
Le Coeur des ténèbres, c'est un tissage habile de références allant de la Bible à Dickens, passant par Shakespaere, Colleridge et Keats. Du sépulcre blanchi de Mathieu aux tricoteuses du Conte des deux cités, passant par Macbeth, Faust, Le Livre de la jungle, La Vie est un songe, La Belle Dame Sans Merci, jusqu'à Conrad lui-même, qui s'auto-cite.
C'est accessoirement aussi le Poeta fit non nascitur de Lewis Carroll: "Then (...), there are epithets /That suit with any word - /As well as Harvey's Reading Sauce/ With fish, or flesh, or bird - /Of these, 'wild,' 'lonely,' 'weary,' 'strange,' /Are much to be preferred." Car on on ne saurait compter les irruptions répétées, réitérées comme autant d'incantations des mots "ténébreux", "sauvage", cousins de "wild", "lonely" et "strange".
Le Coeur des ténèbres, c'est aussi la source congolaise en début de siècle du sanglant et dantesque Apocalypse now vietnamien de Coppola. Coppola qui a su s'emparer de l'ultima verba sans appel de Kurtz:
Que d'hoRReuR! Que d'hoRReuR!
pour condamner l'actualité d'une guerre dont nul n'a voulu parler.
Un dernier chuchotement qui murmure,accusateur, jusque dans le monde quiet civilisé.
Le Coeur des ténèbres, c'est enfin une lutte vaine pour la Vérité, la traque du mensonge par un homme qui le hait mais s'y soumet lui-même pour permettre aux autres de continuer à vivre avec leur bonne conscience. Un récit anti-colonial paru dans le Blackwood des colons. Un recul sur le langage et la façon dont les mots bâtissent des vérités pour trahir la Vérité. Ce voile que Stevenson entendait percer dans Le Creux de la vague. Ces vérités qui s'entrechoquent dans le commun rêve du vivant qui ne sait qui de lui ou des autres rêve et qui semble psalmodier avec Yeats: "Marche doucement parce que tu marches sur mes rêves."