Belle de jour entre pour la première fois chez Mme Anaïs. Elle le sait déjà, elle le sent tout au fond de ses tripes, c'est ici qu'elle passera tout son temps à présent. Une force inaltérable, inégalable l'assigne à la débauche et à la résiliation. Bourgeoise avec de l'or et un mari très aimant, Séverine semble réunir tous les ingrédients pour être parfaitement épanouie. Or, jamais plus les choses redeviendront comme avant, et de sa débauche vont naître les tourments, et de ses tourments la fin d'un oubli qui aura bousculé sa vie au point de ne plus jamais connaître le luxe de sa conscience immaculée.
Joseph Kessel ne raconte pas tant l'histoire d'une précieuse devenue prostituée par choix que le destin tragique d'une femme, poussée par son instinct, se flagellant dans l'auto-destruction, cherchant à jamais l'expiation de ses pêchés qui la rongent dès qu'elle reprend conscience de la réalité. Comme un mal viscéral qui, une fois assouvi, n'est jamais assez parti ou assez présent. Il est devenu inhérent à son souffle, à sa raison. Elle doit, à n'importe quel prix, non pas devenir possédée par n'importe qui mais totalement dépossédée d'elle-même et de son mari, se détacher totalement - ce qui lui permet, également, de se déculpabiliser inconsciemment. Belle de jour, armé d'un style incisif et épuré qui ne met pourtant jamais en péril la plume raffinée de l'auteur, offre au lecteur des moments d'introspection suspendus dans le temps. La situation se décante petit à petit, au gré d'une écriture sans pardon ni excuse, Belle de jour nous apparaît tantôt comme un personnage attachant, tantôt comme l’idole de notre pitié, la répugnance de l'instinct qui se désincarne.
La prostitution quotidienne ne lui apportait que lassitude et détresse. Elle en sortait pour retrouver l'angoisse de son mari. Brisée par des chocs si constants, Séverine se demanda plus d'une fois, en longeant le quai qui lui était devenu familier, si le froid de la Seine la retiendrait longtemps encore d'achever le geste qu'elle avait une fois ébauché. Peut-être des mariniers eussent-ils fini par retirer son cadavre si, enfin, elle n'avait recueilli la récompense d'un martyre jusque-là gratuit.
Car si le livre prend le lecteur à la gorge avec tant de maestria, c'est aussi grâce à la perception que peut avoir Joseph Kessel de l'humain et des différences qu'il communique aux autres, de l’excentricité des pulsions qui l'anime, d'une certaine rupture avec la réalité écrasante et les limites qui s'en découlent. Belle de jour n'est pas si loin de notre réalité, car elle symbolise à elle-seule notre passion ardente et physique et notre amour reposant et cérébral, sans cesse tiraillée entre deux rives, qui démontre que l'on ne peut lutter contre une volonté du corps. Comme dans Le Lion, Kessel trompe la raison avec la lueur sombre de l'impulsion primitive, et fait subir à ses personnages les pires sentiments contradictoires, fascinants et fatalistes à la fois.
Un grand romancier et un grand roman.