La plupart des gens pensent que la plupart des histoires parlent d'amour.
Rien de plus faux. Les histoires d'amour ne parlent jamais d'amour. Elles ne sont toujours qu'une suite de péripéties réunissant ou éloignant deux amants.
L'entre-deux, la vraie relation amoureuse, n'est jamais montré. Très peu se sont risqués à parler d'amour, et ce pour une excellente raison : un couple réussi n'a d'intérêt que pour lui-même.
Notre idéalisation de l'amour, hérité de notre passé courtois, nous empêche d'embrasser le sens de la maxime de Montherlant : "Éternité est l'anagramme d'étreinte".
Pourtant nombreux l'ont répété au jeune adulte qui voudrait bien l'entendre : un couple, c'est au plus un an de passion (psychique, sexuelle, physique, etc.), puis une amitié doublée d'un contrat (privé de surcroît de sa substance chrétienne depuis les temps modernes). Lorsqu'il se montre honnête, tout le monde est un minimum d'accord avec cette réalité.
Par suite, l'amour, lorsqu'on le dépouille de son aura sacrée pour en faire un objet d'étude, peut se réduire à une structure particulièrement simple (ce qui est peut-être cynique, mais être cynique au sujet de l'amour est aussi subversif que d'affirmer que la dictature c'est mal). D'abord une rencontre, qui peut (assez rarement) constituer une belle histoire, puis une période passionnée, ne présentant strictement aucun intérêt pour les personnes hors couple (le "petit nuage"), et enfin, une inévitable lassitude, source d'une réflexion inconsciente dont l'unique enjeu est le rapport confort/mépris relatif de l'autre, au terme de laquelle les amants soit se séparent, soit deviennent de simples amis colocataires cultivant plus ou moins d'affection.
En bref, l'amour c'est chiant. Ça n'intéresse personne. Les histoires d'amour ne plaisent que dans la mesure où elles évoquent uniquement la magie de la rencontre/conquête, ou sont simplement des histoires d'aventures déguisées. Même les ménagères ne lisent pas des romans d'amour pour l'amour, mais pour vivre (elles osent dire "vivre") une histoire qui semble meilleure que leur réalité puisque leur imaginaire élude purement et simplement ses détails.
Raconter une histoire d'amour réciproque et sans péripéties serait donc un suicide, et personne n'y songerait.
Mais Albert Cohen l'a fait. Il a osé travailler cette matière sans intérêt et la décortiquer dans le détail, sans compromis ni idéalisation : véritable folie philanthropique.
D'après ce qui précède, vous connaissez déjà la structure du roman.
Comme prévu, tout commence par la séduction, seule période qui intéresse les gens, qui occupe les 300 premières pages. Et comme prévu, ces 300 premières pages sont captivantes, vivantes, drôles (tout le monde aime rire des hommes tellement médiocres qu'ils sont voués à être cocus), intenses, satiriques, haletantes, prenantes : en un mot, jouissives.
Tout bascule brusquement lorsque Solal prononce son fameux discours sur la nature féminine, chapitre légendaire du canon littéraire, hurlement de douleur du séducteur qui désirerait s'abandonner entièrement à la douceur des femmes qui malheureusement s'enlaidissent en n'admirant que la force qu'elles absorbent totalement chez leur compagnon jusqu'à le casser puis s'en plaindre, et en suivant leur tendance effroyable à l'autoconvication mensongère et au vouloir-plaire. Face à une vérité si sincère et devant la beauté du dénuement, le cœur d'Ariane cède. Histoire d'amour. Écran.
Maintenant que la séduction est réglée, nous y voilà enfin. Je vous avait dit que ce serait chiant. Albert Cohen tient sa promesse de sincérité : c'est bel et bien chiant. Ça ne peut qu'être chiant.
On se demande dans un premier temps où l'auteur veut en venir. Les pages s'étendent, les moments se répètent, nous nous enlisons dans l'ennui. Ils s'aiment, ne font que répéter qu'ils s'aiment, ne font que revivre les mêmes soirées ad nauseam, et on se demande, oui on se demande ! Mais quel est l'intérêt de nous raconter tout ça ? Alors on comprend le génie de la chose. On comprend que nous n'avons pas affaire à une énième histoire d'amour idéalisée qui s'arrête au moment où le couple se forme ou bien se dissout, mais que ce roman embrasse l'ambition folle de prouver par l'exemple de ce que je disais plus tôt : aussi bien les hommes sensibles que les bécasses qui se disent romantiques s'en battent l'hymen de l'amour lorsqu'il n'est pas idéalisé.
Puis vient le moment génial du roman : l'expression en monologue intérieur des pensées de Solal (j'adore le monologue intérieur, c'est la plus belle création romanesque du XXe siècle : pour ceux qui ne savent pas, cela consiste à restituer la pensée d'un personnage en essayant de mimer la manière dont nous pensons véritablement, ce qui se traduit par une absence totale de ponctuation, des phrases sans cesse cassées en plein milieu pour parler d'une chose qui n'a rien à voir à cause du caractère aléatoire du flot de la pensée, et enfin une quasi absence de connecteurs logiques et plus généralement grammaticaux). Alors nous avons la confirmation que l'ennui pesant imposé par ce voyeurisme inutile était prémédité : Solal se fait chier, tout autant que nous le lecteur. Puis c'est au tour d'Ariane. Et Ariane se fait chier, tout autant que nous le lecteur.
Pourtant ils s'aiment. Mais ils s'emmerdent. Car une fois épuisé tout ce qu'il y avait à extraire d'une personne, nous ne la fréquentons plus que par tendresse. Elle ne peut plus jamais nous stimuler. Les stratégies d'éloignement retarderont l'échéance, mais peu importe la personne, son esprit et son corps sont bornés. Vous finirez par vous connaître. D'où, entre autres, le besoin plus ou moins conscient de se fabriquer des disputes pour briser l'ennui (Solal reconnait que c'est l'un des stratagèmes dont il use pour occuper sa Ariane).
Il ne peut dès lors plus y avoir d'histoire. Seulement la restitution de ce moment où, au terme de notre premiere relation véritable et durable, nous comprenons que l'amour éternel n'est qu'une impasse ; peut-être l'un des moments les plus douloureux qui soient, auquel beaucoup n'ont probablement pas survécu. C'est que nombreux sont ceux à n'avoir pour seul désir que celui de vivre aux côtés d'une personne qu'ils chériraient pour toujours, au mépris total du reste du monde.
Cependant, il est vital de ne pas commettre l'erreur que nous commettons tous lorsque nous pleurons la perte de la passion pour celui ou celle que nous pensions aimer pour la vie. Et c'est là que Belle du seigneur devient d'utilité publique.
Cette erreur consiste à penser que dans ce cas, la souffrance est due à la perte de cet être aimé en particulier. Mais Albert Cohen ne cesse de nous le rappeler : votre relation était devenue chiante il y a trop d'années déjà, simplement parce que c'était son travail de relation amoureuse que de le devenir. Ce n'est donc pas la perte d'une relation qui combinait ennui et fuite vers la mort qui vous ronge et vous noie dans les larmes.
Le vrai problème est de comprendre à la dure que l'amour pour lui-même, seul objectif de beaucoup de vies depuis l'enfance, est une impasse qui mène inévitablement soit à la séparation pour ceux qui aiment la vie, soit à une chute dans l'ennui éternel et la torpeur de l'affection, qui ne permet plus à aucun des deux êtres de s'affirmer, ce qui est la parfaite définition de mort.
Belle du seigneur est de fait la plus belle des histoires d'amour jamais écrite, simplement car elle est probablement la seule histoire d'amour jamais ecrite.
Du haut de ses 1100 pages, qui ne racontent essentiellement rien, Belle du seigneur est une des œuvres qui m'a le plus fait ressentir ce phénomène de résonance (dans le sens où l'empathie comprend un peu trop bien les personnages pour ne pas s'y identifier), et ce essentiellement grâce à deux outils : les contractions de la vitesse du récit pour mimer la perte d'intensité des relations amoureuses, et la manière de faire disparaître puis ressurgir les pensées individuelles des personnages par monologues intérieurs à la William Faulkner. Les pensées d'Ariane et Solal imitent avec une éloquence désarmante cette tragédie de la vie réelle qu'est la perte d'identité induite par l'amour, puis ce moment où tout éclate, où nous constatons que l'amour légèreté s'était depuis longtemps déjà fait pesanteur, et lors duquel nous sentons, sans jamais vouloir totalement l'accepter, que notre besoin insatiable de douceur ne pouvait se rassasier qu'au prix de deux vies.
Toutefois rien n'y fera : on aura beau le dire et le redire, les jeunes filles des deux sexes n'arriveront jamais à s'empêcher de gâcher leur relation à la racine. Il faut que ce roman soit une réminiscence, et non une anticipation : ce n'est pas tant un roman d'apprentissage, qu'un concentré de compassion.
Il ne vous servira ni à vous faire revivre les charmes des débuts idéalisés en rêve, ni à vous faire accepter plus facilement cette idée que les lois de l'univers punissent beaucoup trop sévèrement quiconque chercherait dans la chaleur de l'amour le sens de sa vie. Il vous fera simplement sentir moins seul lorsque vous serez confronté à cette idée, cruelle, que l'amour n'est ni éternel, ni ne meurt brusquement comme le camélia décapité de sa corolle. Il flétrit, devient chiant, s'empatte comme un vieillard, mais surtout, il souffre comme un vieillard ! Même les plus forts, sensibles, intelligents, travailleurs, détachés, habiles, manipulateurs, cabotins, énergiques, surprenants, confiants, beaux et parfaits, ne peuvent rien y faire, et c'est tout l'intérêt d'avoir choisi un personnage aussi fort et admirable que Solal pour porter le couple. Solal a beau avoir toutes ces qualités et tout comprendre, la gravité a toujours le dernier mot. L'amour est une entité extérieure aux deux membres du couple. Il n'y est plus question de comparer le tout à la somme de ses deux parties : les lois de l'amour sont immuables et totalement indépendantes de ses protagonistes. L'amour est soumis aux lois du temps, du vieillissement cellulaire, et de la mort (la différence avec la mort biologique étant essentiellement que celle-là revêt trois formes : la séparation, la résignation à une attache par confort, ou l'impasse existentielle si on souhaite vraiment le faire durer).
C'est donc pour venir en aide à tous les Stig Dagerman en puissance, persuadés que notre besoin de consolation est impossible à rassasier, qui perdront (ou ont déjà perdu) toute motivation à vivre le jour où ils comprendront que le couple est une mort destinée, que ce roman existe.
Il est légitime et pardonnable de choisir la fuite après cette désillusion.
Belle du seigneur ne cherchera ni à vous dissuader de le faire, ni à vous en convaincre.
Il vous rassurera uniquement sur votre santé mentale : tout ce que vous ressentez est banal. Vous n'êtes ni fou, ni incapable.
Et que la fin du roman vous rassure. Vous voyez bien ! Même le plus parfait des êtres a envisagé cette issue avant vous.
Cette critique ne peut pas s'arrêter comme ça. Je dois ajouter mon mot. Nous devons toujours nous battre, surtout contre la tristesse existentielle. Mais quelle arme brandir ? L'espoir, toujours l'espoir. Voici mon espoir.
Si la modernité, entièrement axée sur le spectaculaire (films, cinéma, chansons, parents abrutis...), a su nous faire sentir une chose plus gravement encore que nos ancêtres ne la sentaient, c'est qu'amour et tombeau seraient toujours liés en Occident du jour où le trouvère chanta : "Seigneurs, vous plaît-il d'entendre un beau conte d'amour et de mort ?...". Si notre Occident, en dépit de ses innombrables manifestations de beauté, de génie et de transcendance, se montre si souvent de mauvais goût, c'est parce que le délire d'imitation de Joseph Bédier est allé trop loin.
Mais une autre voie existe, évoquée brièvement par la femme de chambre d'Ariane : celle de vivre un amour simple avec une personne qui nous comprend et que nous comprenons plutôt que se nourrir de drames et d'idéalisations dont nous ne sommes au fond pas dupes.
Il faut à tout prix se débarrasser de ce "romantisme" mortifère, fabriqué du début à la fin dans notre seul esprit plutôt que sur la sincérité de nos sentiments (je répugne légèrement à employer ce mot avec l'âge, mais je crois qu'il peut conserver une essence de vrai, que certains lecteurs seront reconnaître), tout ceci dans le but de nous sentir "vivant", ne survivant que dans les conflits et le ridicule ; quitter à jamais cet amour-passion (je n'ai pas mis de guillemets car je n'en aurais pas eu assez) autrefois réservé aux lycéens, mais devenu gangrène universelle depuis que la société capitaliste nous impose son image malsaine comme idéal de vie (que ce soit encore une fois dans les films ou les chansons), pour embrasser le sens du véritable amour, celui qui dure, qui a du sens, est complice, comprend et pardonne ; l'amour dont la véritable essence est d'aider l'autre à s'épanouir et grandir, plutôt que de cultiver nos envies malsaines de soumission, et de narcissisme. Saint-Exupéry l'a dit en toute simplicité : "Aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, c'est regarder ensemble dans la même direction". Alors, nous pourrons...
Mais voilà déjà trop de lignes que je cherche à me rassurer moi-même sur ce qu'il est encore possible de faire dans ce monde. Restons dans nos merdes et cultivons nos tragédies ridicules pour ne pas nous ennuyer en faisant mine de nous étonner du déclin de l'Humain ; mais n'allez jamais dire que vous ne l'avez pas cherché.