On parle souvent du « grand roman américain » comme si c’était un genre littéraire en soi. Pour ma part, je ne sais pas ce que cela signifie, mais je suis à peu près sûr que Bien-être en est un, de grand roman américain, ne serait-ce qu’au sens littéral de l’expression et pas seulement au sens volumétrique (660 pages, quand même).
Deuxième roman (!) du jeune écrivain Nathan Hill, Bien-être est l’anatomie d’un couple. C’est l’histoire de Jack et Elizabeth, deux jeunes gens arrivant étudier à Chicago tout en fuyant leurs familles toxiques. Le roman commence comme une histoire d’amour classique : elle est riche, il est pauvre ; elle est intello, lui artiste ; pour couronner le tout, elle et il s’observent mutuellement et sans que l’autre le sache depuis leurs fenêtres, face-à-face. Présenté comme ça, on se dit que ça sent le réchauffé, mais Nathan Hill change très vite de braquet et joue avec la chronologie. 20 ans après, l’enfance, l’installation, il nous emporte et nous embarque avec son écriture fluide et travaillée ; on le suit avec avidité, on s’y retrouve toujours et on en veut plus.
Son sujet n’est pas tant l’amour que les histoires. On sait que celles d’amour finissent mal, en général, mais l’important est que l’amour est une histoire. Une fiction partagée. Un récit de soi et de l’être aimé. Nathan Hill dissèque comme un entomologiste l’histoire d’amour de Jack et Elizabeth, les fictions et mythes sur lesquels leur mariage est fondé. Il imbrique dans son roman familial une analyse des histoires contemporaines, celles qui traînent dans l’air de l’époque, ces fictions plus ou moins répandues : pensée positive (magnifique personnage de Brandie), complotisme (le père de Jack, Lawrence Baker), médecines alternatives, l’obsession pour le bien-être (d’où le titre)… C’est très ambitieux et tout tient, tout fonctionne. On est impressionné par tant de talent et de maîtrise littéraire. La traduction de Nathalie Bru rend très bien l’humour de l’auteur :
Et Elizabeth le prit dans ses bras et elle le tint là, sa petite tête nichée tout contre son épaule, jusqu’à ce que son souffle s’apaise, puis elle se leva et tira les couvertures, déposa un baiser sur son front et prononça les mots qu’elle prononçait toujours, qui n’étaient ni « Bonne nuit », ni « Fais de beaux rêves », ni rien de tout cela. Car ces mots avaient tendance à angoisser Toby, puisqu’il trouvait la nuit effrayante et les rêves fourbes. Non, pour lui dire au revoir chaque soir, elle disait, comme tous les youtubeurs qu’il suivait à la fin de chacune de leurs vidéos, ces mots qui étrangement réconfortaient Toby : « N’oublie pas de t’abonner », murmurait-elle doucement près de son oreille. / « N’oublie pas de t’abonner », répondait-il, le nez dans l’oreiller. (p. 117-118)
Autre qualité et pas des moindres : son analyse de la société américaine est assez universelle (tout en restant ancrée) et il ne nous assomme pas de références étatsuno-étatsuniennes. Par exemple, le mansplaining, et en particulier le mansplaining musical, s’est malheureusement bien exporté chez nous :
Alors, en effet, elle a accepté de retrouver Brad ici à vingt et une heures, et quand elle est arrivée Brad leur a commandé des bières en disant « Donc t’aimes la musique ? », à quoi elle a répondu « Oui, j’aime la musique », ce que Brad l’a ensuite forcée à démontrer : tu connais ce groupe ? Et celui-là ? Et Fugazi, et Pavement, The Replacements, Big Star, Tortoise, Pixies, Hüsker Dü – ce dernier nom articulé avec une telle précision qu’elle en a entendu les umlauts –, et quand elle a répondu qu’elle n’en connaissait aucun, il a secoué la tête d’un air apitoyé et, bien sûr, lui a proposé de les lui faire découvrir. Il se trouvait qu’Appelle-moi-Brad possédait toute une collection de vinyles rares dont il tenait vraiment à lui parler – et qu’il tenait encore plus à lui montrer, en personne, chez lui –, tout un mur de son appartement uniquement dédié aux disques les plus exceptionnels, les plus géniaux, les plus iconoclastes, albums sacrés dont presque personne d’autre n’avait entendu parler ou que peu avaient su correctement apprécier et… (p. 33-34)
Un regard acéré sur le monde, une réflexion profonde sur l’amour et les récits, une machine romanesque qui tourne à fond, une écriture, des morceaux de bravoure (pages 167-173 sur le mariage, une dispute pages 484-490, tout le chapitre « Les utilisateurs nécessiteux » (pages 491-538) sur les algorithmes de Facebook et la mécanique du complotisme), l’émotion qui vous saisit au vol : que demander de plus ?
Cela fait plus de 20 ans que certains déclarent le roman mort, pris en tenaille par l’auto- et la non-fiction d’un côté, les jeux-vidéos et les séries de l’autre. Bien-être (comme d’autres romans de la rentrée) apporte la preuve éclatante que lorsqu’il est vraiment bon, le roman n’a rien perdu de sa puissance de fiction et sa capacité à dire le monde.