Bien-être
8.5
Bien-être

livre de Nathan Hill (2023)

Les histoires n'engagent que celles et ceux qui y croient

On parle souvent du « grand roman américain » comme si c’était un genre littéraire en soi. Pour ma part, je ne sais pas ce que cela signifie, mais je suis à peu près sûr que Bien-être en est un, de grand roman américain, ne serait-ce qu’au sens littéral de l’expression et pas seulement au sens volumétrique (660 pages, quand même).

Deuxième roman (!) du jeune écrivain Nathan Hill, Bien-être est l’anatomie d’un couple. C’est l’histoire de Jack et Elizabeth, deux jeunes gens arrivant étudier à Chicago tout en fuyant leurs familles toxiques. Le roman commence comme une histoire d’amour classique : elle est riche, il est pauvre ; elle est intello, lui artiste ; pour couronner le tout, elle et il s’observent mutuellement et sans que l’autre le sache depuis leurs fenêtres, face-à-face. Présenté comme ça, on se dit que ça sent le réchauffé, mais Nathan Hill change très vite de braquet et joue avec la chronologie. 20 ans après, l’enfance, l’installation, il nous emporte et nous embarque avec son écriture fluide et travaillée ; on le suit avec avidité, on s’y retrouve toujours et on en veut plus.

Son sujet n’est pas tant l’amour que les histoires. On sait que celles d’amour finissent mal, en général, mais l’important est que l’amour est une histoire. Une fiction partagée. Un récit de soi et de l’être aimé. Nathan Hill dissèque comme un entomologiste l’histoire d’amour de Jack et Elizabeth, les fictions et mythes sur lesquels leur mariage est fondé. Il imbrique dans son roman familial une analyse des histoires contemporaines, celles qui traînent dans l’air de l’époque, ces fictions plus ou moins répandues : pensée positive (magnifique personnage de Brandie), complotisme (le père de Jack, Lawrence Baker), médecines alternatives, l’obsession pour le bien-être (d’où le titre)… C’est très ambitieux et tout tient, tout fonctionne. On est impressionné par tant de talent et de maîtrise littéraire. La traduction de Nathalie Bru rend très bien l’humour de l’auteur :

Et Elizabeth le prit dans ses bras et elle le tint là, sa petite tête nichée tout contre son épaule, jusqu’à ce que son souffle s’apaise, puis elle se leva et tira les couvertures, déposa un baiser sur son front et prononça les mots qu’elle prononçait toujours, qui n’étaient ni « Bonne nuit », ni « Fais de beaux rêves », ni rien de tout cela. Car ces mots avaient tendance à angoisser Toby, puisqu’il trouvait la nuit effrayante et les rêves fourbes. Non, pour lui dire au revoir chaque soir, elle disait, comme tous les youtubeurs qu’il suivait à la fin de chacune de leurs vidéos, ces mots qui étrangement réconfortaient Toby : « N’oublie pas de t’abonner », murmurait-elle doucement près de son oreille. / « N’oublie pas de t’abonner », répondait-il, le nez dans l’oreiller. (p. 117-118)

Autre qualité et pas des moindres : son analyse de la société américaine est assez universelle (tout en restant ancrée) et il ne nous assomme pas de références étatsuno-étatsuniennes. Par exemple, le mansplaining, et en particulier le mansplaining musical, s’est malheureusement bien exporté chez nous :

Alors, en effet, elle a accepté de retrouver Brad ici à vingt et une heures, et quand elle est arrivée Brad leur a commandé des bières en disant « Donc t’aimes la musique ? », à quoi elle a répondu « Oui, j’aime la musique », ce que Brad l’a ensuite forcée à démontrer : tu connais ce groupe ? Et celui-là ? Et Fugazi, et Pavement, The Replacements, Big Star, Tortoise, Pixies, Hüsker Dü – ce dernier nom articulé avec une telle précision qu’elle en a entendu les umlauts –, et quand elle a répondu qu’elle n’en connaissait aucun, il a secoué la tête d’un air apitoyé et, bien sûr, lui a proposé de les lui faire découvrir. Il se trouvait qu’Appelle-moi-Brad possédait toute une collection de vinyles rares dont il tenait vraiment à lui parler – et qu’il tenait encore plus à lui montrer, en personne, chez lui –, tout un mur de son appartement uniquement dédié aux disques les plus exceptionnels, les plus géniaux, les plus iconoclastes, albums sacrés dont presque personne d’autre n’avait entendu parler ou que peu avaient su correctement apprécier et… (p. 33-34)

Un regard acéré sur le monde, une réflexion profonde sur l’amour et les récits, une machine romanesque qui tourne à fond, une écriture, des morceaux de bravoure (pages 167-173 sur le mariage, une dispute pages 484-490, tout le chapitre « Les utilisateurs nécessiteux » (pages 491-538) sur les algorithmes de Facebook et la mécanique du complotisme), l’émotion qui vous saisit au vol : que demander de plus ?

Cela fait plus de 20 ans que certains déclarent le roman mort, pris en tenaille par l’auto- et la non-fiction d’un côté, les jeux-vidéos et les séries de l’autre. Bien-être (comme d’autres romans de la rentrée) apporte la preuve éclatante que lorsqu’il est vraiment bon, le roman n’a rien perdu de sa puissance de fiction et sa capacité à dire le monde.

antoinegrivel
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les meilleurs livres de 2024

Créée

le 1 sept. 2024

Critique lue 264 fois

4 j'aime

Antoine Grivel

Écrit par

Critique lue 264 fois

4

D'autres avis sur Bien-être

Bien-être
antoinegrivel
10

Les histoires n'engagent que celles et ceux qui y croient

On parle souvent du « grand roman américain » comme si c’était un genre littéraire en soi. Pour ma part, je ne sais pas ce que cela signifie, mais je suis à peu près sûr que Bien-être en est un, de...

le 1 sept. 2024

4 j'aime

Bien-être
Cinephile-doux
8

Le mariage placebo

2016 : premier roman de Nathan Hill, Les fantômes du vieux pays en VF, après 12 ans de travail sur le manuscrit et immense succès critique et populaire. 7 ans plus tard, l'auteur revient sur le...

le 19 sept. 2024

2 j'aime

Bien-être
lireaulit
10

Critique de Bien-être par lireaulit

Si je laisse de côté une belle tendinite à l’épaule qui s’est rappelée à moi lors de la lecture de ce pavé (pas loin de 700 pages quand même), j’ai vraiment adoré ce roman. Un VRAI roman, j’allais...

le 12 oct. 2024

1 j'aime

Du même critique

Cher connard
antoinegrivel
7

Être V. Despentes est toujours une affaire plus intéressante à mener que n'importe quelle autre

Dissipons le malentendu tout de suite : ce n'est pas un très bon roman. Le dispositif narratif en conversation épistolaire tourne vite à vide, quoique fort divertissant les cent premières pages. Ce...

le 22 août 2022

40 j'aime

3

Connemara
antoinegrivel
7

La méthode Mathieu

Ouvrir un roman de Nicolas Mathieu, c'est un peu comme ouvrir un Houellebecq : on sait ce qu'on va lire, avec quelques variations à chaque fois, et on n'est jamais déçu. La méthode Mathieu, c'est...

le 10 mai 2022

30 j'aime

Veiller sur elle
antoinegrivel
5

Laurent Gaudé en Italie du Nord

Je sais bien qu'il ne faut jamais regarder les bandeaux, que c'est une ruse d'éditeur. Je me sens trompé par Olivia de Lamberterie, que j'adore. Une "émotion exceptionnelle", tu parles... Au moins,...

le 8 nov. 2023

16 j'aime

13