Cabane
7.5
Cabane

livre de Abel Quentin (2024)

Je ne peux pas résister à un mauvais jeu de mots, mais je regrette car Abel Quentin vaut bien mieux que ça. Avec Cabane, il s’impose définitivement comme l’un de nos jeunes écrivains contemporains les plus intéressants. Après Le Voyant d’Étampes en 2021, un grand roman sur la notion politique d’identité défendu aussi bien à droite par Beigbeder (Le Figaro Magazine) qu’à gauche par Arnaud Viviant et Nelly Kaprièlian (Les Inrocks), il s’intéresse à la question écologique. Gros gibier. On voit bien dans quelle catégorie boxe Abel Quentin : celle des grands écrivains. C’est un néo-réaliste comme je les aime (Houellebecq, la Despentes tardive, Mathieu), ceux que l’on étudiera dans 100 ans pour comprendre le passé comme on lit Balzac ou Zola pour le XIXe. Si Michel Houellebecq a parfaitement saisi les années 90 et ce qui en découla (le libéralisme triomphant et l’impasse de la fin de l’histoire), Abel Quentin émerge comme le grand écrivain-sociologue de l’époque.

Le roman commence comme un college novel. Un vieux mentor, l’économiste Stoddard, spécialiste de « dynamique des systèmes », monte une équipe pour tenter de développer un modèle, informatique naissante aidant, prédisant l’avenir de l’humanité. Il y a ses élèves Mildred et Eugene Dundee, un autre économiste, le Français Paul Quérillot, et un jeune prodige des mathématiques, le Norvégien Johannes Gudsonn. On retrouve l’effervescence intellectuelle de la recherche scientifique que Christopher Nolan avait parfaitement mise en images dans Oppenheimer. L’auteur construit intelligemment son roman avec quelques flashbacks et les biographies successives des Dundee, Quérillot, et Gudsonn, suite à la publication de leur rapport en 1973, dit « rapport 21 ». Elle et ils concluaient, scientifiquement, à l’effondrement de la civilisation humaine au XXIe siècle dans le cas où la croissance économique et la course technologique ne seraient pas régulées et freinées drastiquement. À la nécessité d’une forme de décroissance, en fait… C’est déjà difficile à faire comprendre en 2024, alors dans les années 1970 post-hippies, berceau du libéralisme américain ? Confrontée au vieux dilemme de l’engagement des scientifiques, l’équipe se divise. Les Dundee s’engagent, au sens du vieux Bourdieu époque Misère du monde, c’est-à-dire qu’elle et il incluent une forme d’engagement politique dans leur pratique de la science : vulgarisation, conférences, lobbying… Quérillot s’en lave les mains et pantoufle dans le privé. Et Gudsonn, le Norvégien mutique (pléonasme) obsédé par la pureté des mathématiques ? Il disparaît.

L’auteur lance sur ses traces un journaliste, Rudy, artifice malin pour prendre un point de vue extérieur à l’affaire. Abel Quentin a l’érudition élégante (il n’assomme pas son lecteur) et se promène dans une histoire alternative des idées politiques du siècle dernier : il est question de Jacques Ellul, l’écologie profonde d’Arne Næss, Theodore Kaczynski… Autant de souvenirs de vieux cours à Sciences Po. L’auteur s’amuse à balader son journaliste dans des groupes sociaux contemporains et décrire ce que l’époque fait aux individus : les écolos néo-ruraux (« Elle vivait littéralement dans une brocante, peuplée de statuettes de vénus hottentotes, jeux en bois, attrape-rêves indiens, tapis afghans au lustre passé » (p. 372)), les complotistes et autres néo-gourous de développement personnel (Jacqueline Mattemont, « papesse du crudivorisme » (p.395), personnage délicieux adepte de jeux de mots lacaniens : « cru-rieux », « gai-rire »…).

Abel Quentin est le digne héritier de Michel Houellebecq, dont il reprend quelques éléments stylistiques (l’art de la chute et le rythme de la phrase) en plus de son talent d’observation et son sens de l’humour.

Quérillot n’était pas le garçon le plus séduisant du monde : un mètre soixante-treize, épaules étroites, grosse tête triangulaire, cheveux châtain clair et drus, organisés autour d’un épi de premier communiant. Mais il avait entrepris de les laisser pousser dans l’espoir d’obtenir un casque hirsute à la Rod Stewart ; et il pouvait compter sur un regard intense et un humour désabusé qui, lorsqu’il était en forme, conduisait souvent les filles à reconsidérer son cas. (p. 133)

C’est aussi un portraitiste hors pair ; il décrit Jean-Marc Jancovici d’une phrase lapidaire : « pas un marrant celui-là, une dégaine à animer des séminaires de codage informatique et un sourire de professeur courtois mais ferme qui jouit perversement de siffler la fin de la récré » (p. 234).

Je n’aime pas cet affreux anglicisme de « page-turner », mais il faut bien reconnaître que c’en est un. On avale les 500 pages d’un trait, avide de découvrir ce qu’il est arrivé à Gudsonn, certes, mais aussi parce que Cabane décrit parfaitement l’époque : éco-anxiété, peur de la fin du monde, dilemme engagement/tour d’ivoire… Abel Quentin ne tranche rien. C’est un écrivain : il montre, décrit, met en scène cette réalité historique qui est la nôtre, tout ça dans une très belle langue et avec un art accompli du romanesque. Voilà un livre qui devrait ravir l’Académie Goncourt : un jeune auteur, un grand roman, une maison vierge de tout soupçon de complot éditorial… Et puis, cela rattraperait la médiocrité littéraire du dernier lauréat. Alors vous l’aurez lu ici en premier : Cabane est un des grands romans de la rentrée 2024.

antoinegrivel
8
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le 28 juil. 2024

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Antoine Grivel

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