critique d'une libraire furibonde

Par où commencer. Peut-être par expliquer un concept de "conscience professionnelle", cette petite voix qui, lorsque je croise des mamans (ou des trop jeunes adolescentes) qui me demandent "où est-ce que je peux trouver le tome 1 de Captive s'il vous plait ?", ne sait répondre autre chose que "quel âge as-tu/a votre fille ?".

Phénomène Wattpad, phénomène Booktok, phénomène de vente en librairie, on ne parle qu'un peu TROP de Captive plus ou moins de partout. Et comme je suis une libraire crédule, j'ai pris la balle perdue de mon équipe et j'ai emprunté Captive, tome 1. Que je n'ai pas lu jusqu'au bout (j'ai quand même lu quasiment 500 pages, respect s'il vous plait).

Captive, c'est l'histoire de Ella, une jeune femme qui n'a jamais vécue libre, mais toujours sous l'ascendant d'un possesseur. Expédiée soudainement par John, son ex-possesseur, elle passe rapidement sous la gouverne de Asher Scott, le leader d'un gang international de trafiquants. Le problème est que Asher, dit Ash, voue une haine absolue pour les Captives, ces femmes qui sont prises pour... un peu tout en fait, bonne, cuisinière, objet/esclave sexuel, la liste est longue mais vous aurez compris l'idée. De fait, Asher va personnellement attirer Ella dans une spirale infernale de toxicité, de violences physiques et psychologiques, qui sera glamourisée par un vulgaire "I can fix him" très propre aux romances Wattpadiennes.

Du haut de mes 26 ans, je suis contrainte de vendre ce livre à des jeunes, de très jeunes femmes (sans pour autant m'empêcher de les prévenir lourdement, soit elles soit leur maman, comme une grosse boomeuse que je suis, sur le fait que le texte est dur et est destiné à un public mature et averti). Nous avons d'ailleurs étiqueté nos exemplaires pour prévenir des scènes et sujets touchy.

Outre le fait que le livre en tant que tel ne soit guère trépidant ni bien écrit (des répétitions à tir larigot, un schéma narratif classique sans grande originalité, des personnages lisses, une écriture psychologique absurde alors qu'elle devrait être le squelette de toute l'histoire...), c'est ceci qui me pose problème avec ce bouquin : en 2023, glamouriser une telle relation sans aucune note ou TW pour rappeler que c'est un roman, qu'il est à lire avec un certain recul qu'on ne peut avoir en dessous d'un certain âge (appelez-ça la maturité ou même l'expérience si vous le voulez), c'est absolument dramatique. C'est un énorme retour en arrière. Et c'est très très difficile à accepter et à pardonner pour moi.

Mais le truc, c'est que la fiction n'est même pas intéressante. Le roman n'offre rien, le monde que l'on nous présente n'est absolument pas construit et encore moins crédible pour un sous : le portrait psychologique de Ella -personnage abusée depuis plus ou moins toujours- n'est pas du tout pensé ni intime. On sait juste qu'elle a eu une vie "difficile", qu'elle s'est toujours "laissée faire". Et soudainement, d'une page à l'autre, Ella décide de ne plus être passive et se rebelle. Aucun soucis à ça, sauf qu'elle se rebelle face à la seule personne qui est sensée l'intimider et l'impressionner : le leader du gang. Donc très rapidement, les rapports s'inversent alors qu'on n'a même pas eu le temps de se familiariser avec une Ella brisée et démunie. Ca manque cruellement de pathos, tout est trop simple et trop familial trop vite.

Alors, je n'ai personnellement rien contre Sarah Rivens, ma chère Sarah, vous avez quand même réussi l'exercice d'écrire un très grand nombre de page (plus ou moins cohérentes) ; mais je ne prendrais pas la peine de lire le tome 1.5 ni le 2. J'en ai assez lu, j'en ai assez entendu parler, de ce genre d'histoires. Ce n'est pas ce que j'aimerai vendre, ce n'est pas ce que j'aimerai voir en top vente, ni en Romance Adulte.

Je suis énervée que Captive soit considéré comme un texte bon. Je suis contrariée que ce soit une référence en terme de Littérature Romance (et non je ne dirais pas Young Adult puisque Captive ne s'adresse en aucun cas à cette cible-là). Je suis frustrée et énervée que les éditeurs ne s'intéressent désormais qu'aux textes Wattpad les plus suivis sur la plateforme, aux chiffres/statistiques en général. Car les followers ne garantissent pas la qualité d'un texte.

Est-ce tout ce que nous avons à proposer aux jeunes publics ? Est-ce vraiment normal qu'un texte aussi cru et problématique sur ses propos, sur sa glamourisation de la relation toxique/du viol/des agressions/des traumatismes, soit décrit comme "la plus belle histoire d'amour que tu pourras lire de toute ta vie" par des jeunes filles en rayon ?