Un Faulkner sud-américain ? Pas tout à fait.

C'est assurément un grand livre, et un livre dense. Je regrette profondément d'avoir attendu un mois entre la lecture et le moment de la rédaction de cette critique, car je sens qu'elle sera moins détaillée qu'elle n'aurait pu l'être. Et au reste, il se trouvera sans doute sur ce site des gens qui l'ont lu dans le texte et qui par conséquent pourront en parler avec davantage de détail. Et puis c'est mon premier Garcia Marquez, auteur fascinant par son côté haut en couleur qui le fait voisiner avec un charlatan.


On suit donc la vie du village sud-américain de Macondo, où vit la famille Buendia. Le village connaît de multiples phases, qui suivent certains moments de l'histoire sud-américaine : l'arrivée de colons, dont le seul contact avec le monde consiste en des gitans qui passent à intervalles réguliers, la découverte d'une piste proche, le temps des guerres civiles entre conservateurs et libéraux, l'arrivée du chemin de fer et avec lui d'une compagnie américaine qui va entraîner la création d'un quartier à part de gringos et la mise en place d'une police militarisée, puis un vaste conflit social qui va entraîner le départ des Américains, qui ne négligent pas de tout saboter avant de partir, après quoi le village connaît une phase de décrépitude.


On trouve aussi des thèmes sociaux à l'oeuvre. L'ignorance générale matinée de bonne humeur, contre laquelle quelques membres de la famille des Buendia, férus de science, essaieront de s'insurger ; les prostituées, dont l'activité est un révélateur de l'état de l'économie ; le curé, dont le rôle varie beaucoup au gré des périodes. La tentation d'aller faire fortune ailleurs, de s'éduquer.


Pour autant, est-ce une représentation allégorique, une modélisation du destin de l'Amérique du Sud, terre riche de potentialités et condamnée à un destin tragique du fait de retards de développement et de l'impérialisme américain, une sorte de Nostromo de Joseph Conrad qui aurait été écrit par un sud-américain ?


Non. Ce serait trop simple.


Car le livre porte aussi une ambition philosophique et littéraire particulière. Le récit, profondément travaillé, est centré sur la notion de destin, mais pas un destin individuel, plutôt un destin cyclique et collectif. Un peu comme le Faulkner du bruit et la fureur (pas mon préféré, mais ce type de démarche force le respect), Garcia Marquez fait ce qu'il peut pour perdre le lecteur dans une généalogie où certains personnages portent le même nom à des générations différentes, ou présentent des types de caractères proches de tel ou tel ancêtre (révolté et assoiffé de justice, aventurier viveur multipliant les conquêtes, introverti et tourné vers l'écriture, débile mental, pour les filles attitude nymphomane et généreuse ou très tournée vers la famille...). Il faut se laisser porter par cette vague de José Arcadio, Arcadio, Aureliano, Aureliano José, dont les liens familiaux sont complexes. Pour les femmes, c'est un peu plus facile à suivre. L'idée principale est que certains situations (y compris des situations d'amour entre cousins germains) se présentent à intervalles réguliers, et trouvent des réponses qui sont à chaque fois différentes, mais en même temps à chaque fois dans l'esprit de la famille.


L'ouvrage, paradoxalement, a une trame imprévisible, qui choisit brutalement de suivre le fil d'un personnage jusque-là secondaire, voire d'ouvrir une parenthèse dans l'histoire, mais il développe en même temps un sentiment de destinée liée au sang (sans qu'on puisse aller jusqu'à l'idée de déterminisme). A noter que les personnages qui assurent une forme de continuité sont les personnages féminins : la matriarche Ursula et la divineresse/prostituée Pilar Ternera, qui subissent moins de changements même que la maison des Buendia, autre point fixe dans cet univers changeant.


L'autre point qui parasite le propos politique du livre, et qui en fait aussi la spécificité par rapport au modèle évident qu'est Faulkner, se situe au niveau stylistique : c'est le goût pour l'étrange, l'outrance baroque, voire le surnaturel. On est sous les Tropiques, et Garcia Marquez fait tout pour le rappeler, avec des notations sensitives, notamment colorées et olfactives, très vives. La violence, toujours brutale, a quelque chose de grotesque et surnaturel, de même que les blessures ou les maladies (les personnages vomissent parfois des choses vertes ou subissent des transformations corporelles étranges). Au passage, certains personnages subissent des tourments proches de ceux du Christ. Enfin certains éléments d'intrigues tournent délibérément le dos au réalisme, comme la machine qui permet de régler le climat qu'utilisent les Américains, et qui, en partant, leur permet de condamner le pays à une inondation de plusieurs décennies qui fait tout tomber en décrépitude. Même ce qui n'est pas vivant semble avoir sa vie propre (c'est dit très tôt dans le livre), et au fonds, on a l'impression d'être dans un monde de miracles permanents, où des forces invisibles sont à l'oeuvre.


Ai-je aimé Cent ans de solitude ? Oui, je l'ai d'ailleurs dévoré (en me laissant porter plutôt qu'en cherchant à tout comprendre, surtout dans les derniers chapitres). Indéniablement c'est un ouvrage important dans la littérature mondiale, mais pas une oeuvre qui me marquera à vie. Question de goût. Je reconnais l'art très sophistiqué et miraculeux avec lequel tout l'ouvrage est assemblé, ce n'est juste pas le meilleur des meilleurs dans mon égo-histoire de lecteur.

zardoz6704
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le 30 juin 2019

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