J'ai plus de souvenirs que si j'avais cent ans...

Lire Cent ans de solitude, c’est embarquer pour un voyage de l’esprit dans des contrées reculées de l’imagination. Des contrées où seuls comptent l’émerveillement face au bizarre et les émotions ressenties devant une histoire bien racontée, avec l’art et la manière de prendre aux tripes en peu de mots, et de susciter la fascination en débridant la créativité du langage.

Cela commence dès la première phrase, imprévisible, qui constitue le premier contact avec toute l’originalité du livre. La narration, opaque et intimidante, est imprégnée d’une aura déconcertante, cette sensation exaltante de ne jamais savoir ce que sera la phrase suivante: tantôt continuité logique d’une histoire humaine, puis message sibyllin adressé non pas à l’intellect du lecteur, mais à sa sensibilité au mystère, à l’inconnu, à la poésie. Cette sensation est le premier moteur entraînant le lecteur dans l’histoire, et elle est toute entière résumée dans ce fameux incipit.

Ce qui capte ensuite notre attention, c’est la dimension mythique que revêt le livre dans sa première partie. Rapidement, les prémisses d’une grande fresque sont posées et l’histoire de la fondation de Macondo prend des allures de légende. On peut voir ça comme une accumulation de contes surréalistes qui, en s'enchaînant à rythme soutenu, forment un véritable monde miniature avec ses habitants hauts en couleur, ses concepts récurrents, et ses règles tordues qu’il nous faut accepter sans discuter.

Dans ce bazar constant se dessine la densité hors norme de l'œuvre.

Densité de l’intrigue d’abord, qui brasse une gigantesque période de temps, remplie d’une pléthore de personnages qui a tôt fait d’embrouiller le lecteur dans un arbre généalogique grandissant.

Densité de l’univers ensuite, qui dans son atmosphère tantôt crade et pourrissante, tantôt langoureuse et délicate, mélange des pans entiers de la fiction. Magie, surnaturel, et superstitions de hameau reclus, puis considérations religieuses, conflits politiques de grande ampleur, massacres de masse, problèmes de mœurs, urbanisation frénétique et inventeurs fous aveuglés par l’ambition.

Densité littéraire enfin, tant chaque mot semble méticuleusement placé pour porter l’exotisme de l'œuvre, ou bien la parsemer d’un symbolisme vaguement saisissable qui lui confère un aspect de poésie. Un poème géant, renfermant un univers tangible.

C’est là la dualité géniale de ce roman : un équilibre parfait entre deux idéaux de littérature qu’on pourrait croire opposés.

D’un côté celui de narrer une intrigue concrète, méticuleusement assemblée comme la somme d’actions quotidiennes de personnages en chair et en os, mettant en branle le mécanisme de la causalité et offrant au lecteur le spectacle de répercussions souvent tragiques.

De l’autre, l’envie de libérer le texte des entraves de la logique, et de faire naitre une poésie débridée où les concepts prennent forme humaine, où la simple haine nourrie par les uns jete le mauvais sort sur les autres, où l’on écrit des lettres à l’attention des morts, où la beauté d’une femme suffit à tuer quiconque l’aperçoit, et où la nature pleure la disparition d’un homme en une pluie de petites fleurs jaunes qui viennent encombrer la chaussée et “suffoquer les bêtes dormant à la belle étoile”.

Pour atteindre un tel niveau d’ambivalence, l’auteur emploie une façon d’écrire particulière : distante, froide et factuelle dans le style mais pleine de lyrisme et de merveilleux dans ce qui est raconté. Le résultat est une prose très imprévisible, car on ne sait jamais quand une énumération purement descriptive va se finir brusquement sur une image émotionnellement chargée . Un exemple de ce genre de fulgurance évocatrices parmis des dizaines, cette phrase magnifique qui tombe comme un cheveux sur la soupe au milieu d’une description du quotidien :

C’est vers cette époque qu’Amaranta se mit à tisser son propre linceul

Ou encore celle ci, qui suit la visite parfaitement anodine d’un personnage :

Voilà un homme bien étrange, dit Fernanda. On lit sur sa figure qu’il ne va pas tarder à mourir.

Pour peupler une telle histoire, un défilé de personnages d’exception prend place. Jose Arcadio Buendia, Ursula, le colonel Aureliano Buendia ou encore Amaranta, sont autant de personnages profondément marquants, dont le douloureux combat contre la solitude qu’ils portent au fond d’eux est rendu pathétique par son issue inéluctable annoncée dès le titre du livre.

Ces personnages font sans cesse naître chez le lecteur des émotions contradictoires, chacun piégé à sa façon dans une spirale obsessionnelle, l’empêchant d’accéder au bonheur et de former des connexions saines avec autrui. Ces “obsessions” et ces travers sont tellement centraux dans le récit qu’il s’agit de la principale façon d'identifier les personnages, parmi cette armée de nom extrêmement similaire (voire identiques) qui semblent répéter ad nauseam la même destinée, sur plusieurs générations, dans une stagnation morbide que le lecteur est condamné à observer avec tristesse. L’auteur, dans sa recherche constante d’un objet de fiction étrange et fascinant, n’hésite jamais à aborder des thèmes sensibles d’une manière très crue, et sans aucune coloration morale (de façon notoire : l’inceste, mais pas seulement).

Tout finit par s'enchevêtrer dans notre esprit, nous donnant l’impression d’avoir réellement assisté à plus de cent ans d’histoire. Et lorsqu’un des nombreux éléments iconique du passé de Macondo est rappelé, on comprend la nostalgie des vieillards séniles et des esprits défunts qui peuplent la maison des Buendia, tout comme leur désespoir de voir les malheurs se répéter indéfiniment, et la déchéance toujours plus profonde où est plongée la famille.

Ce cycle impitoyable se conclut par une fin sublime qui, tout en gardant l’ésotérisme de l'œuvre intacte, donne enfin une sensation ferme de cohérence à ce rêve fiévreux qu’on a vu défiler à toute allure sous forme de prose. Le cœur du malaise diffus qu’on a ressenti tout au long du livre est enfin dévoilé, dans un dernier chapitre en montagne russe qui alterne amour fusionnel, extase, désespoir et fatalisme implacable. Cette grande expérience de lecture se termine de façon aussi abrupte qu’elle a commencé, laissant le lecteur confus et touché, la tête pleine de souvenirs en tout genre. A recommander à tout amateur de bonne fiction en quête de sensations fortes, ou d’une lecture unique et mémorable.

Onelik
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le 20 avr. 2024

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