Œuvre grandiose et tentaculaire, gonflée des éclats d'une région - l'Amérique latine et du sud - intrinsèquement romanesque, que la plume de Gabriel Garcia Marquez représente avec virtuosité. Son style fourmille, foisonnant d'adjectifs qui transfigurent le réel et lui donnent des airs fantastiques sans jamais se vautrer dans le mauvais goût. C'est un style tourbillonnant, aux palpitations suraiguës, le plus fidèle possible aux histoires improbables qu'il raconte.
Il suit sur plusieurs générations l'étrange création et destinée d'un village imaginaire, Macondo, et plus précisément de son fondateur, José Arcadio Buendia, de son épouse Ursula, et de toute cette immense "famille de fous" sur plusieurs générations. On jongle continuellement entre la franche rigolade et la sérosité tombale, suivant les péripéties des uns et des autres à la manière d'un recueil de nouvelles. En figure centrale il y a Ursula, maîtresse de maison désemparée devant les erreurs répétées de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Tous tombent dans les mêmes pièges du destin.
Cent ans de solitude en devient parfois, souvent même, d'une extrême cruauté avec ses personnages, tant ils semblent tous condamnés soit à la mort, soit à l'amour non réciproque, soit à la folie, soit à la solitude éternelle, soit tout simplement à tout ça à la fois. Un vaste programme donc, qui nous fait presque percevoir Garcia Marquez comme un petit sadique amusé, à l'instar de ses personnages qui joueront cruellement avec une Ursula perdue dans les ténèbres de la vieillesse.
On y retrouve néanmoins des thématiques qui nous lient aux personnages et nous immergent dans leur intimité. Il est beaucoup question du temps qui passe, de la nostalgie, des affres de la vieillesse. Encore une fois, la mort guette à chaque page : qu'on prenne le livre et lise cinq minutes peuvent suffire à voir trois personnages sombrer dans la folie et quatre autres mourir à la guerre ou d'amour. L'incroyable inventivité de l'auteur, la multitude de personnages et d'histoires, la traversée des époques, ne sont cependant pas un frein à l'immersion, à l'émotion, à la compassion que l'on peut ressentir.
C'est un bordel organisé qui ne nous perd jamais. D'abord Big Bang dans l'expansion du village, et puis Big Crunch dans le retour du silence, de la solitude et du rien. Les époques s'enchevêtrent avec les prémonitions de l'auteur et les accès de nostalgie des personnages. Le temps n'est plus linéaire, tout se mélange. Et malgré la mort, la solitude, et la disparition totale, on garde néanmoins en tête l'intensité, la fureur de vivre ; ces souffles de vies et ces obsessions dominantes face auxquels la mort elle-même ne peut rien. Cent ans de solitude électrise et donne envie de partir à l'aventure et de faire des dizaines d'enfants car nous aussi on en reprendrait bien encore pour cent ans.