"Ceux de 14" est un gros ouvrage de Maurice Genevoix composé de 4 livres "Ceux de Verdun", "Nuits de guerre", "la boue" et pour finir "les Éparges". Il s'agit d'un minutieux compte-rendu de "sa" guerre au front entre le 25 septembre 1914 et le 25 avril 1915 .
Une remarque générale : le livre que j'ai dans la collection "omnibus" et qui comporte une carte permet de suivre les pérégrinations de Genevoix dans une zone pas très étendue autour de Verdun. Mais il me semble important de s'aider d'autres documents pour situer ces événements dans une vision plus globale du front et des enjeux. En effet, Genevoix ne parle que de ce qu'il vit et de ce qu'il voit. Ce qui est bien et lui donne un véritable cachet d'authenticité. Mais plus d'un siècle plus tard, il est bien de placer ce témoignage dans une vision plus étendue pour tenter de comprendre l'incompréhensible.
En effet, quand on regarde la ligne de front après l'offensive allemande puis la contre-offensive française de la Marne en septembre 1914, on comprend vite que l'enjeu de Verdun et des Éparges est capital car le front est à peu près linéaire sauf le "saillant" de Saint-Mihiel où les stratèges (français ou alliés) devaient redouter que les allemands en profitent pour effectuer un mouvement de bascule, de rotation, qui aurait embarqué le front vers le Sud. D'où ce terrible enjeu concernant Verdun et se focalisant sur la crète des Éparges qui nécessitaient de tenir et encore de tenir. À n'importe quel prix humain. À cet infernal prix, les français parviendront à s'emparer de la crète des Éparges. Pour combien de temps ?
Document
Alors qu'il est élève à l'ENS, Genevoix rejoint le 106ème RI lors de la déclaration de guerre comme sous-lieutenant.
Et le début du livre montre à quel point nos braves pioupiou se sont lancés dans ce conflit la fleur au fusil, en confiance. Au moment de monter dans le train à Chalons sur Marne, Genevoix est persuadé qu'il va du côté de Mulhouse et s'en félicite jusqu'au moment où il découvre qu'ils sont en route pour Verdun.
Ce que Genevoix décrit va être significatif de l'ensemble de la guerre car très rapidement le front va se stabiliser pour devenir une guerre de position où chaque belligérant s'enterre dans des tranchées. Avec des assauts meurtriers pour gagner quelques mètres aussitôt perdus. Sous un déluge de bombes, de marmites, de balles. Dans des conditions d'hygiène à faire peur entre la boue et les cadavres.
Et Genevoix l'écrit dans un langage simple, précis, dénué de son lyrisme habituel ou du moins du lyrisme de ses futurs romans. Si on n'y perçoit pas forcément la peur, on peut deviner surtout dans les deux derniers livres quelques brèves interrogations sur l'utilité de cette boucherie.
J'ai à l'esprit cette discussion ( dans La boue) avec un prisonnier allemand qui raconte qu'il vient de rentrer de permission dans sa famille et qui le fait rêver. Lui, n'a encore jamais eu droit à une permission.
Ou cette veillée de Noel 1914 où il s'écrie "Pitié pour nous forçats de guerre qui n'avions pas voulu cela, pour nous qui étions des hommes et qui désespèrent de jamais le redevenir" (dans La boue)
"Nous qui étions des hommes …" Genevoix nous fait part d'une de ses actions (dans Sous Verdun) qui s'inscrit au fer rouge dans son âme lorsqu'il abat avec son revolver trois fantassins allemands dans la tête ou dans le dos. Lors d'une première édition, il enlève ce passage pour le remettre ultérieurement. Genevoix s'en expliquera déplorant son propre manque d'honnêteté sur cet épisode où il a réellement senti qu'il ôtait la vie de plusieurs hommes, épisode qui l'a secoué et dont il se souviendra toute sa vie.
Et puis je vais terminer mon propos par ces quelques réflexions amères de Genevoix, à quelques heures de ses blessures, le 25 avril 1915, qui vont l'exclure du théâtre de cette infâme boucherie : les qualités qui font un bon officier, excluent absolument toute forme d'humanisme.
"Trop sensible, lui comme le colonel Boisredon qui éprouvait une souffrance chaque fois qu'un de ses hommes mourait et qu'il a eu l'orgueil de ne point s'en cacher. Lorsqu'on est trop sensible, qu'on aime assez la vie pour l'aimer même chez les autres ; lorsque la guerre au lieu d'étouffer cet amour, l'exalte et l'exaspère de toutes les blessures qu'elle lui fait, on n'est pas un vrai chef militaire, on n'est pas un bon officier."
C'est aussi, le rappelle Genevoix, la leçon que le prince Andréï tire au conseil des généraux dans "Guerre et Paix"
"Ceux de 14" est un document essentiel sur une des guerres les plus meurtrières et peut-être, les plus inutiles. C'est aussi un hommage que le survivant Genevoix rend à ceux qui sont tombés autour de lui comme son ami le lieutenant Porchon, tué quelques jours avant le 25 avril 1915.