C'était presque surprenant que Despentes n'ait pas exploré la forme épistolaire plus tôt tant c'est celle qui sert avec le plus d'évidence son talent particulier pour la polyphonie. Quand j'avais commencé Vernon Subutex (que j'avais abandonné au milieu du tome 2), j'avais été soufflée par sa capacité à donner une voix extrêmement convaincante à des personnages très variés, et notamment, si mes souvenirs sont bons, à une espèce de facho dont elle avait réussi à reproduire la façon de penser avec tellement de crédibilité que je m'étais demandé comment elle avait supporté de l'écrire.
Dans Cher connard, les trois personnages incarnent trois visions du monde plus ou moins éloignées les unes des autres et finissent par tisser des liens. J'ai du mal à mettre des mots précis sur cette capacité particulière de Despentes à se glisser dans une personnalité et dans une idéologie avec laquelle son lectorat a de bonnes chances de se trouver en décalage. J'arrive à comprendre la logique d'Oscar Jayack, je saisis, tout en sachant que je le mépriserais profondément dans la réalité, par quelle inertie mentale, par quelle habitude passive de la domination il parvient à ne pas se rendre compte du harcèlement dont il a été l'auteur et à se percevoir comme victime. Je retrouve dans Rebecca Latté certaines femmes que j'ai connues, féministes de la génération de mes parents qui ont construit leurs repères avant la théorie queer et qui s'accommodaient de certains aspects de la domination masculine avec une sorte de flegme. Je reconnais des camarades dans le personnage de Zoé Katana, je reconnais ma propre rage, je revois des militantes harcelées en ligne.
Despentes ne cherche pas à nous faire aimer qui que ce soit, à nous faire adhérer à tel ou tel personnage : elle les endosse tour à tour comme un blouson qu'on emprunte, qui ne nous va pas tout à fait et qui sent l'odeur de son propriétaire légitime, mais qui nous rapproche de lui ou d'elle tant qu'on le porte. Quelle puissance d'empathie il faut pour réaliser cet exercice avec honnêteté, sans forcer le trait, sans ridiculiser, sans donner prise à la moindre condamnation morale… Une amie me disait qu'elle avait été irritée de lire des critiques qui reprenaient des passages du livre en les traitant comme les extraits d'un manifeste politique d'une manière complètement naïve et réductrice qui passe à côté de la force de cette polyphonie. Quand on a lu des articles de Despentes, quand on l'a écoutée, on trouve dans chaque personnage des bribes de ses convictions, entremêlées à d'autres traits auxquels on sait qu'elle n'adhère pas. Comme dans ses prises de parole publiques, je trouve qu'elle accepte ce risque, cette vulnérabilité, en offrant généreusement de la complexité. En tant que lectrice, je me sens respectée intellectuellement grâce à ce pari. Enfin, Despentes, avec toute la colère et la violence qui caractérisent sa prose, est probablement la seule autrice qui parvienne à faire écho à ma propre colère et à ma propre violence tout en m'amenant à écouter (Oscar, Rebecca, des hommes) parce qu'elle prête sa voix, et à conduire son histoire vers une improbable réconciliation contre laquelle j'accepte de ne pas me braquer.