Personne ne ment autant qu'un homme indigné

Bien que j'aime beaucoup Bégaudeau, depuis quasiment 20 ans maintenant; j'étais surpris de l'annonce de la sortie de ce livre sur son procès (mais pas vraiment sur son procès) l'opposant à Ludivine Bantigny (qu'il appelle LB dans son bouquin). Qu'est-ce-qu'il pouvait bien dire là-dessus qui soit intéressant ? Il a fait une blague graveleuse sur son forum et ensuite ?

Mais bon, il avait réussi à faire un bon livre de sa rencontre avec des militants d'extrême-droite lors d'une soirée arrosée. Livre qui répondait d'une certaine manière aux droitardés qui le considéraient comme un allié car il critiquait la bourgeoisie qui se disait de gauche. Il y a fort à parier que son prochain essai parlera de comment certains droitardés ont peu considérer, évidemment à tort, qu'il est leur allié car il critique une certaine gauche morale dans ce livre-ci.


Et bien évidemment le livre n'est donc pas tant sur son procès que sur l'art, sur l'humour, sur la politique, un peu sur le féminisme, bien que le procès soit plus qu'un point de départ. On sent qu'il a été un peu marqué par ce passage, bien qu'il s'en défendrait sans doute. Mais ce qu'il en dit est intéressant et surtout très drôle. Cela faisait longtemps que je n'avais pas autant ri en lisant un bouquin, toutes les pages il y a une petite blague, un petit sarcasme, qui bien entendu, isolés, le feront passer pour un odieux machiste auprès de certains qui ont déjà décidé que c'était un odieux machiste.


Une partie du bouquin est là-dessus, comment des gens qui ne se sont jamais intéressés à lui, à ses bouquins, notamment chez les journalistes de journaux de "gauche", se mettent tout à coup à lui tomber dessus, se délectant de sa "chute". Comment certains dépublient des interviews de lui, ne veulent plus l'inviter ou autre, parce que une fois il a fait une blague sur un forum fréquenté uniquement par son cercle restreint (ce qui n'enlève rien à son caractère public). Le tout avec certains qui disent : "oui je savais que c'était un mec problématique". Comme si une blague, une fois, annulait son engagement politique depuis des années, annulait toutes les personnes qu'il a tourné vers la gauche radicale... Là où on sent qu'il a été blessé (il s'en défendra) c'est lorsque des amis de longue date lui ont tourné le dos. Et c'est vrai qu'on peut se poser la question, est-ce-qu'une blague (qu'on peut juger nulle, c'est pas la question, je la trouve sans intérêt moi-même) peut éclipser des années de combat politique, où il n'y a pas de trace de misogynie et qu'au contraire, en tant que libertaire il est pour l'émancipation des individus.


Il détaille ça de manière qui hérissera le poil de certains, certains diront peut-être qu'il est hors sol, mais je pense qu'il y a là matière à réfléchir si on se revendique réellement de gauche.


Il donne l'exemple d'une femme agressée qui porte plainte après une agression et qui pense qu'en portant plainte et en trainant l'affaire devant les tribunaux elle va politiser l'affaire. Il dit que si l'agresseur est condamné "c'est une victoire pour la victime, pas une victoire politique". Il détaille en expliquant que si une femme meurt tuée par son compagnon, on réclame la protection pour les femmes, si un enfant meurt on réclame la protection pour les enfants (faire écho avec des affaires récentes où on voit bien ce que la "protection" veut dire en terme de racisme et de politique). Il pose donc la question de quel camp veut la "protection". Donnant l'exemple de Giorgia Meloni qui veut à la fois des femmes au foyer et un plan contre les féminicides (ce qui est antithétique mais passons). Salvini lui voulait la perpétuité pour les maris assassins.


La réponse est donc judiciaire, policière.


Il ajoute que lorsque les espagnols ont réussi à faire baisser les féminicides, c'est au prix d'un suivi policier et judiciaire. Bégaudeau doute que ça soit là une avancée féministe, ou alors un féminisme policier et bourgeois.


La société n'a pas changée pour des individus émancipés, où l'on serait sorti du patriarcat, non, l'ordre a été rétabli. Or qui veut l'ordre ? Le bourgeois, que tout le monde soit sage, que les rues soient sûres, vidéosurveillées, avec des alarmes partout.


On ne serait peut-être pas d'accord avec B. mais il y a quelque chose à creuser là dedans. Qu'est-ce-que l'on veut ? L'ordre ou l'émancipation ?


Ainsi plusieurs fois B. fait le lien entre finalement des positions féministes bourgeoises qui rejoignent des idées réactionnaires. Une que je trouve particulièrement intéressante c'est celle sur le corps de la femme qui aurait un aspect sacré à la fois chez certaines féministes et chez les réacs.


Le problème c'est que vu que ses détracteurs ont déjà arrêtés qu'il était un odieux machiste, pas sûr que la réflexion fera beaucoup bouger les lignes, mais peut-être chez les moins fanatisés et les plus ouverts. Parce que c'est des questions intéressantes de comment est-ce-que l'on voit le féminisme, comme une simple protection des femmes assurées par l'état (ce qui n'est pas incompatible avec le capitalisme) ou quelque chose de plus ?


Après on lui reprochera forcément d'être mal placé pour poser la question, c'est un homme et un odieux machiste comme son post sur le forum l'indique.

Mais est-ce-que ça annule la qualité du questionnement ? Pas sûr.


Alors il n'avait qu'à s'excuser pour être à nouveau audible ?

J'avoue avoir pu le penser, mais il est assez convainquant dans son refus de l'excuse. Il dit : "l'excuse est le sésame qui nous réintègre à la communauté, comme le mot d'excuse au prof qu'il a insulté autorise le collégien à réintégrer la classe. L'excuse publique est une comédie du consensus, une comédie sentimentale"

Mais surtout, est-ce-que s'il était vraiment un vilain macho des excuses feraient quitter en lui tout ce mal ? Pour rester dans le domaine de l'école, combien d'élèves ont recommencé directement après les excuses ? L'expression de comédie du consensus est bien trouvée.


Mais surtout pour lui s'excuser c'est accepter qu'il a fait une faute. Personne ne veut s'excuser s'il pense ne pas avoir commis de faute. Et bien évidement que B. ne pense pas avoir commis de faute, la majorité de son bouquin est là-dessus, sur le rapport de l'art et de l'humour à la morale et il donne moult exemples que n'importe qui s'intéressant un peu à la question artistique ou humoristique validera, sur des gens lisses qui ne font pas d'art et qui ne sont pas drôles.

Forcément là j'adhère totalement au propos, il souligne, comme je l'ai moi-même souvent souligné également : pourquoi des gens que la question esthétique n'intéressent pas, qui ne lisent pas, veulent tout à coup donner leur avis ?


Navré et triomphant, j'observe que la plupart des douaniers moraux de l'art ne le pratiquent pas. On les voit ne s'approcher d'une œuvre que pour la fesser. Je te vois manifester contre une rétrospective Polanski à la Cinémathèque où tu n'as jamais mis les pieds. Je te vois décider de ne plus jamais voir un film de Doillon dont tu n'as jamais vu un film. Je te vois fourailler dans le passé des Cahiers du cinéma dont tu te fous du présent. Je te vois traîner au tribunal un écrivain dont tu n'ouvriras aucun livre, fût-ce pour étayer tes griefs. Je te vois t'insurger contre les masques noirs des comédiens d'une reprise d'Eschyle au théâtre où tu n'es plus allé depuis Les Fourberies de Scapin en quatrième. Je te méprise ? C'est toi qui te méprises. C'est toi qui tiens absolument à afficher une indifférence à l'art que nul ne te reproche. On aimerait juste une indifférence totale. Que tu te tiennes à cinq cents kilomètres de l'art. C'est mieux pour toi, c'est mieux pour lui.

Bref, mes propos depuis des années, qui valent autant pour les gauchistes et que les droitardés.


Je veux finir par le ton du bouquin, qui comme je l'ai dit est très drôle, et c'est ce côté railleur qui lui sera reproché. La forme du bouquin épouse son fond. Le livre a beau être catalogué comme essai, on est face à une œuvre littéraire, qui peut donc se permettre toutes les outrances artistiques, pour notre plus grand plaisir. (et le plus grand déplaisir des moralisateurs, mais c'est quoi la dernière oeuvre qu'ils ont lue ? c'est pas comme si leur avis nous importait)

Moizi
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le 5 oct. 2024

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