Cela fait plusieurs années que je lis les ouvrages de Marcel Gauchet, que je l'écoute dans ses interventions, que j'ai même eu la chance de suivre un de ses séminaires. C'est indiscutablement un grand esprit, à la culture philosophique, historique, sociologique et politique monumentale, avec, qui plus est, une curiosité intellectuelle hors du commun. Il n'est qu'à suivre de manière attentive les numéros de la revue Le Débat, qu'il anime avec Pierre Nora, et dont il est véritablement la cheville ouvrière, pour constater à quel point ses champs d'intérêts sont vaste et diversifiés.
Comprendre le malheur français est un livre d'entretiens très vivants avec les Eric Conan, journaliste bien connu, et François Azouvi, universitaire moins connu. Il s'agit d'un diagnostic minutieux sur l'état de notre pays, et sur les origines d'une situation dépressive que Gauchet analyse essentiellement comme la mauvaise entrée de la France dans la mondialisation. Son modèle est bousculé par la marche d'un monde où elle ne se reconnait pas. Hormis Charles de Gaulle, tous les présidents successifs sont très sévèrement jugés par l'auteur, car ils ont bêtement pactisé avec le modèle "néo-libéral" qui d'après Gauchet signifie la fin d'un intérêt collectif supérieur, mais consiste à organiser le repli des individus sur leurs intérêts privés, leurs "droits" et leur bien-être. Les élites françaises sont également stigmatisées comme coresponsables, n'ayant plus que pour seule préoccupation leurs carrières et leurs pouvoirs, contrairement à la grande époque de la technocratie - sous de Gaulle - où l'abnégation en faveur de l'intérêt général a marqué un moment historique de l'Etat en France.
L'Europe n'est pas épargnée non plus, par sa dérive exclusive à l'organisation d'un grand marché et le renoncement à l'Europe "puissance", qui était au fondement de l'engagement de la France en faveur de l'Union Européenne.
Bref, c'est un réquisitoire très violent, qui parfois est un poil sans nuances, et dont la principale faiblesse réside dans l'absence de propositions. Néanmoins sa lecture est extrêmement stimulante tant la maîtrise de l'histoire sur le temps long, la vision globale et synthétique de l'auteur est impressionnante.