Les Guerres Précieuses explorait la mémoire individuelle et familiale. Dans Conque, deuxième roman de Perrine Tripier, l'autrice explore davantage la mémoire collective d'une nation. Nation certes imaginaire mais à la situation géo-politique qui n'est pas sans rappeler quelque royaume nordique. La frontière ténue entre le réel et la fiction commence là et annonce la brume mystérieuse qui entoure le passé à l'image, déjà, d'un Rivage des Syrtes. Ce sera le rôle de Martabée, la narratrice, érudite promue historienne impériale, d'explorer celui de ces fabuleux « Morgondes » sur ordre de l'Empereur. Exhumer le passé est pour lui un enjeu politique fort, qui n'est pas sans rappeler les erreurs d'appropriation politique de grands faits historiques dont nous sommes, malheureusement, coutumiers. L'Empereur souhaite unir son peuple sous la bannière mythique de ce peuple guerrier intrépide, pour rendre ses sujets à nouveau fiers de leur nation, liés par les mêmes souvenirs et rêves de grandeur. Un projet honorable à première vue, jusqu'à ce que la pelle de l'archéologue, ayant heurté la vérité, devienne celle du fossoyeur.
Car il y a un « mais » à cette fable joliment ouvragée par l'Empereur, un « mais » contenu tout entier dans le nom des titans, porteurs de « mort », mort qui « gronde », à l'instar de la mer aux couleurs traîtres qui ouvre l'horizon autant qu'elle emprisonne Martabée dans sa cage dorée. L'horizon bouché de tous côtés pour l'historienne rejoue le sceau du bâtiment 6, vengeance des Pandores, et la boucle de la conque aux sonorités funèbres, véritable glas d'une gloire à peine effleurée.
La virtuosité du roman se loge à tous les niveaux. La narration, d'abord, est simple et efficace, sans être réductrice, bien au contraire. Au cours d'une interview, l'autrice a expliqué réduire l'appareil politique pour n'en conserver que les forces symboliques. Comme dans les contes, cela permet d'ouvrir les portes de l'imagination du lecteur qui participe à combler les silences avec ses propres intuitions et expériences du monde. Cette dynamique de lecture contribue à le happer entre les pages. C'est un jeu cruel qui est ainsi mis en place : on sent, on sait ce qui va arriver, on y participe malgré soi et l'on veut, complicité morbide, assister au carnage. Ce n'est pas tant le mystère qui tient en haleine, ce sont les rouages inextricables de la recherche, et par-dessus tout, cette atmosphère de plomb digne des grands thrillers qui nous entraînent dans le tourbillon des pages. Toujours à propos des symboles, celui de la conque est central et, passé l'étonnement face à un titre aussi disgracieux, toute sa richesse apparaît clairement. Je n'en dirai pas davantage pour ne pas dissiper le plaisir de la découverte.
L'écriture, enfin, dont la virtuosité avait déjà été soulignée dans les Guerres Précieuses, nous ravit une fois de plus par sa sensorialité synesthétique, sa force évocatrice et envoûtante. Les descriptions, dans l’ensemble, vivent, chatoient et agissent sur la narration. Elles sont indissociables des engrenages qui broient les personnages, à la manière d'un Emile Zola, d'ailleurs l'une des inspirations littéraires majeures de Perrine Tripier, soucieux de faire vivre les environnements les plus mortifères. Mais les chefs-d’œuvre picturaux de Conque restent ses peintures marines. Rarement la mer (sinon chez Proust avec les peintures d'Elstir) n'a été aussi bien représentée – représentation et non description, tant elle joue un rôle prépondérant, tantôt prolongement des pensées de Martabée, tantôt force agissante, joug impérial sans cesse martelé contre les digues de plus en plus vulnérables aux assauts macabres de la marche de l'Histoire.
Ainsi, la jeune autrice réussit toujours à continuer et transmettre cet émerveillement innocent et pur, même dans les contextes les plus graves. Il y a de la majesté dans sa plume, mais une majesté simple car sensuelle et vibrante. Ses mots parlent d'eux-mêmes, ils vont, viennent, vivent, envoûtent et leur charme, lui, contrairement au grand secret des conques, résiste à tout, même au ressac.