Après son magnifique et émouvant premier roman Les guerres précieuses, Perrine Tripier poursuit son investigation de l’emprise du passé, non plus sur une narratrice enfermée dans les vestiges de son enfance, mais sur une société mythifiant son Histoire pour asseoir sa grandeur.
Dans un pays sans nom aux technologies très actuelles, des fouilles archéologiques ont mis au jour les vestiges d’une antique civilisation tournée vers la mer, dont on n’avait jusqu’ici conservé que la seule mémoire d’une geste héroïque. Ravi de cette occasion de renforcer le prestige national au travers de ces glorieux ancêtres, des guerriers capables, sur leurs frêles esquifs, de se mesurer aux océans et aux gigantesques baleines, l’Empereur en même temps soucieux de détourner l’attention de dépenses somptuaires de plus en plus contestées réquisitionne l’historienne et professeur d’université Martabée Gaeldish pour qu’elle se fasse le chantre, sous son contrôle bienveillant, de l’immense portée de cette découverte. Afin qu’elle puisse publier ses bulletins d’information dans les meilleures conditions, il lui donne les pleins pouvoirs sur le chantier de fouille et l’ensevelit sous les cadeaux princiers.
Flattée et elle-même enthousiasmée, la scientifique étouffe sa gêne face aux intrusions dirigistes et souvent ridicules du monarque pour se consacrer à ses nouvelles tâches. Tout va pour le mieux, jusqu’à ce que, donnant soudain corps au malaise jusqu’ici imprécis et insidieux persistant à infiltrer le texte en même temps que l’esprit de Martabée, l’avancement des fouilles finisse par dévoiler un visage inattendu et pour le moins ignominieux des tant fantasmés Morgondes. Le dilemme est cruel pour l’historienne. Aura-t-elle le courage de publier la vérité, elle qui a désormais tout à perdre, en plus de son indépendance ?
Toujours aussi envoûtante et sensorielle, la plume de Perrine Tripier excelle à suggérer atmosphères et sensations. D’un côté la minéralité des vestiges, de l’autre les variations de la lumière, du vent et de la mer, viennent refléter la diffraction entre l’effrayante pesanteur de la réalité historique et l’immatérialité du temps et de la mémoire. Ecrire l’Histoire est un pouvoir, de l’Histoire l’on ne retient toujours que ce que l’on veut bien, son récit est indissociable du regard et de l’interprétation de l’auteur. Alors, à l’ère post-vérité où les leaders politiques usent du langage et de l’émotion davantage que des faits et de l’argumentation, ce conte imaginaire pointe l‘instrumentalisation politique des mythes, dans un jeu de pouvoir trouble et violent évoquant aussi bien les grandes dictatures que le nouveau storystelling idéologique à l’américaine.
Aussi dérangeante que somptueusement écrite, une fable dont l’imaginaire renvoie aux réalités passées et contemporaines des manipulations politiques de la mémoire collective.
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