L'homme peut-il vaincre la nature ? À travers sa nouvelle Construire un feu, Jack London, aventurier et conteur hors pair, peint avec force, dépouillement et authenticité le décor sauvage qu'il découvrit quelques années plus tôt dans le Grand Nord canadien. Mais plus encore que magnifier à chaque ligne cette nature aussi belle qu'impitoyable, London livre une fable intense et poignante sur l’homme et la nature, sur la solitude et le désespoir, sur la persévérance et la sagesse.
Histoire et pistes de réflexion.
Les pieds-tendres au Klondike
Hiver 1897-1898. Comme quelques cent mille autres prospecteurs en quête de richesses et de rêves dorés, Jack London prend part à la célèbre ruée vers l’or du Yukon. À cette époque, c’est un jeune militant socialiste de 21 ans qui quitte son San Francisco natal, où un bateau à vapeur chargé d'une tonne d'or en provenance d'Alaska a fait escale en juillet 1897, pour entreprendre ce voyage dans les contrées hostiles du Klondike. Un voyage qui s’achèvera sans or et dans la maladie – London est rapatrié par le fleuve Yukon en juin 1898, atteint du scorbut – mais qui le marquera durablement. Son œuvre littéraire s’en retrouve directement imprégnée : son roman L’Appel de la forêt (1903) figure parmi les écrits les plus emblématiques sur la Golden Rush et lui offre son premier véritable succès, quelques années avant un autre, Croc-Blanc (1906), dans lequel l’expérience de London dans le Grand Nord se fait également ressentir.
Mais avant cela, la production littéraire de London se compose majoritairement de nouvelles (citons le recueil remarqué Le Fils du loup, publié en 1900). C'est en 1902 qu'il rédige et fait paraître une première fois celle qui nous intéresse, Construire un feu (To Build a Fire). Ce court récit d’aventures, unanimement loué depuis pour son style concis et sa tension palpable, entre dans la lignée des écrits de London ayant le Klondike pour toile de fond.
La nouvelle suit le parcours d’un homme voyageant dans une forêt boréale du Yukon. À l’instar de London en 1897, cet homme est un chechaquo (*) fraîchement arrivé dans la région, qui ne connaît que peu de choses du monde nouveau qui l’entoure. Son ignorance, son inconscience, son arrogance le conduisent à commettre plusieurs erreurs de jugement qui vont mettre en péril sa vie : l’homme marche avec pour unique compagnon son chien et doit affronter le froid extrême (-50°, parfois -70°) pour rejoindre le soir ses camarades qui ont emprunté un autre chemin. Le périple de l’homme, esseulé dans l'immensité de ces terres balayées par le gel, se transforme en lutte contre la mort où le feu apparaît comme dernière lueur de vie et d’espoir. L'homme devra en construire, et vite, pour trouver son salut. Mais est-il seulement possible de faire face à l’adversité de la nature ? Tel est le cœur de la réflexion de London.
[Note : la fin de la nouvelle est révélée par la suite.]
Leçon d'humilité
Il est avant tout important de souligner que deux versions, publiées à six années d’intervalle, existent de cette nouvelle. La longueur du texte varie (du simple au double), les personnages mis en scène et leur sort également.
La première, datant donc de 1902, est destinée à un jeune public, comme souvent chez London. Ici, l’homme a un nom : il s’appelle Tom Vincent, et il marche seul, aucun chien ne l’accompagne. Si l'on s'adonne à un exercice de comparaison, le texte se montre bien moins âpre que dans la version qui suivra : quand bien même le froid est présent, il n'est pas cet ennemi implacable, contre lequel lutter peut sembler peine perdue ; les sensations ressenties par le personnage ne sont pas autant développées par London. De même, l’intensité dramatique est moindre : le dernier feu ne s’éteint pas, l’homme survit et rejoint le camp. L’effet d’immersion dans l’enfer blanc du Klondike et la tension liée à lutte pour la survie du héros qui ressortent de la nouvelle sont donc plus limités.
La conclusion du récit s’apparente alors à une relecture de la morale du Corbeau et le Renard où le héros – non pas perché sur son arbre, mais à genoux sous les cimes des épicéas enneigés ! – jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus à voyager seul. L'homme, qui avait bravé les mises en garde d’un vieil homme habitant sur le Sulphur Creek pourtant bien plus aguerri que lui, connaît désormais le froid et la solitude.
Comme il est dit au début de la nouvelle, l'homme se rend vite compte de sa méprise : "Il s'était alors moqué de lui ! Cela prouvait qu'on ne doit jamais inconsidérément juger de ce qu'on ignore."
Une fable empreinte d’optimisme, où la nature aura averti l’homme en lui rappelant de ne pas la défier, et où l’homme ressort grandi, acquérant sagesse et humilité.
Mais Jack London revoit en profondeur son texte initial quelques années plus tard. La nouvelle, suivant la même intrigue mais enrichie de nombreux détails - la peinture des paysages est beaucoup plus dense ; le froid féroce et ses conséquences sur les personnages transparaissent à chaque instant - n’est plus vraiment destinée à la jeunesse et ses thématiques sont résolument approfondies. Ainsi, dans la version de 1908, l’homme n’a plus de nom et avance dans la neige avec un husky à ses côtés. Cet homme, ce n’est plus Tom Vincent, c’est seulement l’homme face à la nature et (surtout ?) face à lui-même.
Leçon de vie
Dans ce nouveau texte, l'homme paie son arrogance, presque inéluctablement. La tragédie est attendue dès les premières lignes.
L'homme a fait fi de son inexpérience et des avertissements reçus pour suivre un raccourci et devancer ses camarades. Il est confiant, tranquille, (aveuglément) sûr de sa démarche ; la nature qui se dresse devant lui et les tâches périlleuses qui l'attendent ne l'effraient pas. Après tout, il sait faire du feu. Au fur et à mesure de son avancée, il en fera un premier, puis un deuxième. À nouveau, la nature sauvage et indifférente va le rappeler à l'ordre : le feu s'éteint sous un amas de neige tombée des branches de pins qui surplombaient le foyer. Y aura-t-il cette fois un troisième feu ? La leçon d'humilité prend alors une tonalité bien plus cruelle.
L'issue optimiste de la version de 1902 laisse place ici à une rude descente aux enfers pour le héros, dont le corps, gagné par le gel, se détériore lentement, insidieusement. Mais tandis que le point de rupture approche, l'homme va puiser au fond de lui pour survivre, par tous les moyens qu'il lui reste, au point d'envisager n'importe quel sacrifice (ses membres atteints, son chien). Le désespoir et la peur grandissent terriblement, mais la résignation ne vient jamais : l'instinct de survie de l'homme apparaît plus fort que la mort.
Toutefois, ce combat est, évidemment, vain, car son issue déjà actée. Le dernier et véritable combat de l'homme réside seulement dans l'acceptation de sa condition. Celui-ci, l'homme le gagne, laissant passer la terreur pour trouver la paix intérieure. Il s'endort dans le calme et la sérénité, échappant finalement à la douleur du froid.
Une fable tragique sur la persévérance et la dignité, où l'homme ressort grandi face à la mort.
L'homme et l'animal, entre nature et culture
Notons pour conclure que si le chien est absent du premier texte, son intégration au récit dans la version de 1908 apporte une dimension supplémentaire à celui-ci.
Constamment aux aguets, observant avec méfiance les réactions de son maître, ce bel husky est le personnage qui nous guide tout au long de la nouvelle. Comme l'homme, le chien attend le feu salvateur ; c'est ce qui le retient à son maître, sans quoi il se serait déjà blotti sous la neige en attendant une amélioration des conditions.
L'instinct du chien s'inscrit en parfait contrepoint de l'ignorance de l'homme. Grâce à son instinct, le chien savait qu'il faisait trop froid pour voyager dans la neige. Le chien connaît le danger et le pressent.
"Le chien, désappointé, quitta le feu en rechignant. Cet homme, songeait-il, ne savait réellement pas ce qu’était le froid. Effectivement, aucun atavisme ancestral n’avait sans doute inculqué à l’homme la notion du froid, du vrai froid, du froid à cent sept degrés sous zéro. Il n’en était point de même du chien. Ses ancêtres, à lui, lui avaient transmis leur expérience."
Aussi pourra-t-on songer, pour répondre à la question initiale, à la sentence de Francis Bacon, qui trouve, dans son sens le plus littéral, une dramatique illustration à travers cette nouvelle : « on ne peut vaincre la nature qu’en lui obéissant ». L'animal le sait par instinct, l'homme l'apprend avec humilité.
- (*) London explique dans Cro-Blanc que chechaquo était le nom donné avec dédain aux hommes blancs nouvellement arrivés en Alaska & au Yukon lors de la Golden Rush par les hommes blancs déjà installés là-bas.