Lequel des deux "moi" va déborder l’autre au moment du bilan ? Le moi cartésien, positif, rationnel, cohérent mais un peu borné ? ou le moi subjectif, équivoque, obscur, déraisonnable, curieux ? Depuis les premières lignes l’affrontement est permanent et disons-le franchement, Nastassja ne simplifie pas les choses : elle est terriblement sympathique et terriblement déroutante !
Nastassja Martin est née à Grenoble en 1986. Elle est Docteur en anthropologie, diplômée de l’École des hautes études en sciences sociales, experte reconnue des peuples du Grand Nord et eut Philippe Descola pour directeur de thèse ce qui l’a profondément marquée, partageant avec lui le système des quatre ontologies qui ne sépare pas en deux domaines ontologiques distincts, humains et non-humains. Il distingue ainsi quatre "modes d’identification" parmi les sociétés humaines, le totémisme, l’animisme, l'analogisme et le naturalisme, de sorte que ces modes d’identification sont des manières de définir des frontières entre soi et les autres.
Ça peut paraître quelque peu abscons, mais si l’on veut comprendre, un tant soit peu, le cheminement de Nastassja, avant et après sa rencontre avec l’ours, on doit réaliser que nous ne jouons pas dans la même catégorie. Et ça change tout (comme dirait l’autre) : vous et moi (probablement) sommes plutôt naturalistes, tandis qu’elle est imbibée d’animisme voire de totémisme… L'animisme reposerait sur cette affirmation que les animaux et les plantes ont la même intériorité (émotions, conscience, désirs, mémoire, aptitude à communiquer...) que les humains, ils ne s'en distingueraient que par leurs corps et donc aussi par leurs mœurs…
Mouais…
D’où la bagarre entre mes deux "moi"… Celui qui réfute et celui qui veut bien parce que… pourquoi pas ?
Alors donc, Nastassja s’est retrouvée face à face avec un ours, sur un haut plateau du Kamtchatka, le 25 août 2015, les yeux dans les yeux et, comme ni l’un ni l’autre n’a voulu baisser le regard, ils en sont venus aux mains « Il n’a pas voulu te tuer, il a voulu te marquer. Maintenant tu es "miedka", celle qui vit entre les mondes. » Moitié femme moitié ours. Il ne faut pas le lui dire deux fois. Elle est défigurée, mais c’est la trace de l’ours. Ça entre parfaitement dans son cadre animiste.
Mon moi déraisonnable est aux anges.
Elle donne à lire conjointement ses deux carnets de terrain, le carnet de jour, de couleur, où elle inscrit les notations et le carnet nocturne, le noir, où elle consigne les rêves « Je dois dire que j’ai deux carnets. L’un est diurne. Il est empli de notes éparses, de descriptions minutieuses, de retranscriptions de dialogues et de discours, opaques le plus souvent, jusqu’à ce que je rentre chez moi et que j’y mette de l’ordre […] L’autre est nocturne. Son contenu est partiel, fragmentaire, instable. Je l’appelle le cahier noir, parce que je ne sais pas bien définir ce qu’il y a dedans. Le carnet diurne et le cahier nocturne sont l’expression de la dualité qui me ronge ; d’une idée de l’objectif et du subjectif que je sauve malgré moi. » Et ses rêves sont un éternel recommencement. C’est presque avec nostalgie qu’elle rêve « au baiser de l’ours sur mon visage, à ses dents qui se ferment sur ma face, à ma mâchoire qui craque, à mon crâne qui craque, au noir qui fait dans sa bouche, à sa chaleur moite et à son haleine chargée, à l’emprise de ses dents qui se relâchent, à mon ours qui brusquement inexplicablement change d’avis, ses dents ne seront pas l’instrument de ma mort, il ne m’avalera pas. » Elle aime cette moitié d’elle-même. Elle en rêve toutes les nuits et ce ne sont pas des cauchemars.
Elle est allée au-devant de l’ours, ils avaient rendez-vous.
Mon moi cartésien se rebiffe.
C’est « parce que l’ours est parti avec un bout de ma mâchoire qu’il a gardée dans la sienne, et qu’il m’a cassé le zygomatique droit, il va falloir opérer ». Elle se retrouve donc dans un hôpital russe, modèle du genre, puis, rentrée en France, on refait ce que les Russes avait fait, on est tellement mieux (lire les suites !), et c’est là qu’elle croise la psychologue de la Salpêtrière qui lui demande comment elle se sent “psychologiquement” et ajoute : « Parce que, vous savez, le visage, c’est l’identité, » alors, tout son métier, son doctorat, son animisme prennent le dessus : « Je la regarde, ahurie […] je voudrais lui expliquer que je collecte depuis des années des récits sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps pour subvertir ce concept d’identité univoque, uniforme et unidimensionnel. »
Mon moi rationnel s’agace.
Elle est à mille lieux de s’imaginer qu’elle a devant elle une femme-ours, la psy, complètement à côté de la plaque, la psy, pas incompétente, non, juste naturaliste : « Est-ce que j’arrive à dormir la nuit ? J’imagine qu’elle voudrait que je me confie. Que j’évoque l’horreur, le fauve, sa gueule, ses dents, ses griffes, que sais-je encore. » Eh bien non. La pauvre psy, elle ne peut s’imaginer que, dans le calme de la nuit, le fameux syndrome de stress post-traumatique se transforme en rendez-vous avec son alter-ego, l’ours de la taïga.
Mon moi extravagant jubile.
Alors, dès que sa mandibule est consolidée que pensez-vous qu’elle s’empresse de faire ? Bingo ! Elle retourne là-bas sous le prétexte qu’elle n’a pas fini le travail… Mon Œil ! C’est qu’elle lui a donné un vigoureux coup de piolet, à SON ours… Est-il encore vivant ? Et puis on la comprend, là-bas, loin de la civilisation, même si elle est "miedka" …
Mon moi raisonnable se cabre.
Bon la revoilà dans son univers, éclairée à la bougie, l’eau courante… sous la glace, la nourriture à chasser dans la forêt. Alors, heureuse, Nastassja ? Hum… « Je suis docteur en anthropologie sur les bancs de l’institution. J’ai un compagnon qui vit au fil des crêtes. Un chez moi accroché à la montagne. Un livre en préparation. Tout va apparemment bien. Pourtant quelque chose me taraude, grignote le fond du ventre, la tête brûle aussi, j’ai la sensation de fin de moi, de fin de cycle aussi peut-être […] C’est une sensation horrible, parce qu’il m’arrive précisément ce que j’ai cru observer chez ceux que j’étudiais. […] Je m’épuise dans d’inutiles circonvolutions mentales, je compense par des exploits physiques, mais il n’y a rien à faire, je sombre. » Mais elle doit partir car une "miedka" est indésirable, rejetée par les superstitieux de la communauté.
Mon moi incohérent se fait discret et mon moi rationnel ricane, l’imbécile.
Le mot de la fin ? Elle va écrire ce livre, ses carnets sont empilés, elle relit le noir : « Je ferme le cahier, pensive. Je le range précautionneusement sur l’étagère, un léger sourire se dessine sur mes lèvres. Je crois que le cahier noir a coulé dans les cahiers de couleur depuis l’ours. »
Mon moi fantasque est béat.
Je vais vous confier un secret, mais il reste entre nous, hein ?... Quand j’ai commencé ma lecture j’ai voulu en savoir plus et suis allé sur Google… Elle est belle Nastassja, avec ses cicatrices, ses cheveux blonds en colère, ses yeux bleus et son regard intelligent qui survole et pénètre à la fois l’objectif, elle est là et ailleurs… Vous savez quoi ? Je crois bien que je suis un peu amoureux !