Danse noire par marceline
Neil, Awinata et Milo... Trois destins liés par une génélogie improbable, trois dérives, trois exils.
Neil Kerrigan, fils avocat d'un juge irlandais de Dublin, se rapproche des indépendantistes du Sinn Fein et côtoie Joyce et Yeats. Pendant un affrontement avec les forces de l'ordre, il est poussé à dénoncer un camarade. Sauvé par son père qu'il méprise, homme à abattre pour "la cause", il est encouragé à l'exil par Yeats. Se rêvant écrivain à succès, sûr de son talent, il s'embarque pour le Canada. Il y rencontre rapidement une jeune serveuse francophone, catholique fervente. Neil Kerrigan devient Neil Noirlac, et son identité, sa langue, ses mots sombrent lentement dans les eaux sombres de ce nouveau patronyme. Etouffé par sa nouvelle famille, perdu dans un monde francophone où le quotidien se résume peu ou prou à fendre du bois et faire des enfants, beaucoup d'enfants, Neil se réfugie dans la littérature, celle des autres, car sa plume reste sêche sur cette terre d'exil... Son seul privilège sera de choisir des prénoms irlandais à ses enfants mâles et de les élever en langue anglaise.
Awinata, jeune indienne cri anglophone, se prostitue dans un rade de Montréal, malgré sa grossesse. Toujours le même déroulé. Le client s'approche du bar, a drink for the girl, et peu après c'est le cliquetis des boucles des ceintures et le glissement sec des fermetures éclairs dans une chambre sordide. Un jour au bar, il y a un gars qui s'appelle Declan, un drôle de prénom irlandais, un nom de produits détachant. "Mr. Cleaning Fluid', sourit Awinata pendant leur première fois. Ces deux-là se plaisent, il devient son chum, il vit d'expédients, fait un tour en prison, elle l'entretient, a besoin de plus d'argent, elle goûte à l'héroïne, abandonne son bébé, tombe enceinte à nouveau. Elle a 19 ans quand elle fait jurer à Declan, plus paumé que jamais, de toujours prendre soin de leur fils.
Il s'appelle Milo, Milo Noirlac. Les bonnes soeurs qui le voient naître, se tortillant comme un ver sous l'effet du manque, l'étoufferaient bien, le petit B.Â.T.A.R.D. , le fils de pute noiraud. Ainsi le nomment-elles, lettre par lettre, en souriant, Dieu n'y verra que du feu! Milo va grandir, de famille en famille, connaître les coups, les placards sombres, les arrachements, les humiliations. Au fil des traumatismes, il apprend le détachement, il sait sortir du monde par une petite porte, laisser la réalité ruisseler sur lui et renaître dans ces absences. Un jour, un grand bonhomme vient le chercher, son grand-père à ce qu'il paraît. Neil Noirlac l'emmène vers sa nouvelle famille très nombreuse, la vraie cette fois-ci. Nouvelle vie, nouvelle langue mais la violence est toujours là. Entre sa tante toute puissante aux sentiments ambivalents et ses cousins pervers, Milo grandit, initié par son grand-père à la littérature. Elève très doué, il est envoyé en internat, on fera de lui "quelqu'un". Mais Milo s'échappe...
Milo devient un homme détaché, sur qui les évènements n'auront pas prise, un homme de l'instant, sans passé ni avenir. Le roman commence alors que Milo agonise sur son lit d'hôpital. A son chevet, son vieil amant Paul Schwarz, juif new-yorkais, réalisateur à succès, travaille avec lui à leur dernier projet commun. le film ultime, celui qui retracera la vie de Milo qui se meurt. L'originalité du roman tient beaucoup à cette mise en forme; les images jaillissent, cinématographiques à l'extrème, ce qui confère à l'écriture une qualité particulière, une violence dans la fulgurance des images. Ce procédé est une réussite et certaines scènes percutantes s'impriment au fond de la rétine, comme celle des clients d'Awinata qui se déculottent dans le cliquetis de leurs ceinturons. Dans l'écriture, Paul a conscience parfois d'aller trop loin, pas grave, on reverra la copie plus tard. On a l'impression ainsi d'être dans l'urgence. Le temps presse, il faut tout dire, tout montrer, c'est le grand déballage. Milo sans détours, Milo a nu avant la mort.
L'autre particularité du roman tient à la présence de longs passages en anglais (traduits par l'auteur). Cet échange, ce va et vient entre les deux langues est passionnant tant il est révélateur de la puissance du verbe dans la constitution d'une identité. Ceci est particulièrement vrai pour le Canada et sa partition linguistique. Mais au delà du clivage entre anglo- et francophones, il y a les Natives, ceux que l'on a dépossédés de tout. Ainsi, Awinata qui s'incarne pleinement dans son dialogue avec sa mère en langue cri, chez elle enfin sur la terre de ses ancêtres. Qui a vécu à l'étranger le dur apprentissage d'une langue étrangère, sait à quel point on peut souffrir des approximations et des hésitations. Neil, Awinata et Milo sont tous victimes des mots et des manques que leur absence peut créer. Milo finalement, trouve son véritable langage dans la danse lors d'un voyage au Brésil.
Nacy Huston, scénariste à ses heures, écrivain anglophone écrivant en français, manie les contraintes formelles qu'elle s'est imposée avec bonheur. Cependant, alors que Milo grandit, se fait homme, le propos perd de sa force. Milo papillonne, s'abandonne aux hasards, aux corps, hommes et femmes. Milo ne fait plus grand-chose d'autre finalement, il baise partout, il baise beaucoup et Nancy Huston tombe à nouveau dans un travers qui lui avait valu le peu envié "Bad sex fiction Award" pour Infrarouge en 2012. Ainsi, la rencontre de Milo avec la capoeira est bâclée alors qu'elle est essentielle, la partie brésilienne du roman est étonnamment peu détaillée. Dommage.
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