J'ai enfin lu ce bouquin étonnant, qui va un peu faire figure de grand patriarche tutélaire de ma petite liste de science. Écrit un siècle avant notre ère, "De la Nature " est une compilation étonnante (et en vers !) des pensées d'un homme qui observe la nature et essaie de créer un peu de sens dans un univers mystérieux, où la présence de dieux ineptes et nombreux ne fait qu'obscurcir les choses...
La lecture est facile, le style agréable, et les idées sont tantôt loufoques tantôt lumineuses. Qu'importe la véracité des concepts que le romain essaye de démontrer, il s'agit ici de se réjouir devant un bel ouvrage en faveur de la curiosité et de la rationalité.
Lucrèce nous livre un recueil de vers en six chapitres bien marqués (et sans doute inachevés) où il étudie la nature de la matière, la taille de l'univers, la mortalité de toutes choses, la reproduction des espèces, la préhistoire de l'homme, la nature de la vue et des sens, et bien d'autres mystères...
Il rendra entre autre hommage à deux grands précurseurs de sa pensée : Démocrite et Épicure. Démocrite, car Lucrèce est fermement convaincu de l'existence des atomes (un concept qui semble aller de soi mais qui était encore contesté par de grands scientifiques il y a 100 ans!). Parallèlement il "prouve" (hum...) l'existence du vide et d'un univers infini !
Épicure, car si Lucrèce croit que l'âme est une possibilité, il ne voit pas qu'elle puisse se soustraire à la mort physique du corps. La notion de propriété émergente est encore très loin dans l'avenir... Lucrèce admire le penseur grec et sa vision sereine de la mort, cet espace sans ego, sans douleur, ni regret d'où nous a tiré la naissance, et nous revenons quand vient la mort. Il trouve une consolation dans l'absolu néant qui nous a précédé et qui nous suivra. Car "Là où est la mort, je ne suis pas".
Lucrèce s'en prend à la pléthore de dieux inconsistants et de monstres mythiques qui n'expliquent rien . Il montre d'ailleurs peu d'amour pour la religion, qu'il trouve néfaste et dangereuse. "Que de gémissements (...) que de blessures pour nous, quelle source de larmes pour nos descendants!". Qu'aurait-il dit, notre rationnel romain, s'il avait rencontré les chrétiens, leur Eglise bornée et leurs zélés tortionnaires... ?
Tout un discours existe déjà dans "De la nature" sur une possible évolution de la vie. Lucrèce constate la pérennité des espèces, envisage l'apparition fortuite d'organes qui nous sont utiles, mais ne sont pas destinés à nos besoins."Rien ne s'est formé pour notre usage, mais ce qui s'est formé, on en use." Belle clairvoyance! Lucrèce admet ainsi l'existence de "monstres ", des cul-de-sac évolutifs, rejetés par la nature, tandis que d'autres formes sont validées par la vie de leur progéniture.
Bien sûr le poète s'attaque à un trop-plein d'énigmes, et sa pensée pleine d'imagination est encore loin de la pensée scientifique et mesurée d'un Galilée. Il se trompe souvent:, soutenant le clinamen épicurien, force qui dévie les atomes et permet le hasard, est trop osé. Il rit sottement de l'idée de gravitation. Il propose la notion de "simulacres", qui sont des écorces transparentes projetées par les objets et qui viennent heurter nos yeux, provocant la vision. Ou encore il croit prouver que le soleil est aussi petit qu'il apparaît !
Mais peu importe ses erreurs, ce type était en avance sur son temps sur bien des points, son rationalisme plein de curiosité, son "athéisme" lucide dans une période foisonnante de superstitions, font plaisir à lire. Très content enfin d'avoir comblé cette grosse lacune dans mon parcours de lecteur de science. Je recommande, guys et guysettes!