Le Dragon, un sorcier qui protège la vallée des maléfices du Bois, prélève tous les dix ans en guise de tribut une jeune fille de dix-sept ans qui se distingue des autres par sa beauté, son talent ou d'autres qualités particulières. Il l'emmène dans sa haute tour blanche afin qu'elle le serve (d'une manière qui alimente toutes les spéculations dans les villages) et la libère dix ans plus tard. La jeune femme revient parmi les siens changée, vêtue comme une dame de la cour, et ne reste jamais longtemps sur sa terre natale : elle finit généralement par quitter la vallée pour la capitale et démarre une nouvelle vie là-bas. Comme tout son village, Agnieszca est certaine que c'est sa meilleure amie, la belle, intelligente et courageuse Kasia, qui sera choisie, mais elle se trompe.
J'ai abordé le livre sans savoir davantage que ce que dévoilait la quatrième de couverture, c'est -à-dire pas plus que ce que je viens de résumer, qui correspond aux premières pages. Je dois une partie du plaisir que j'ai eu à découvrir le roman à la surprise ; aussi je recommanderais de ne pas lire ma critique avant d'avoir terminé le livre car elle dévoilera des éléments importants de l'intrigue.
J'ignorais donc complètement qu'il s'agissait d'un roman de sorcellerie, ce qui ne m'aurait pas attirée au premier abord mais a résonné agréablement avec d'autres lectures, notamment celle de L'Atelier des Sorciers de Kamome Shirahama. Arrivé au village, le Dragon choisit donc Agnieszca, elle qui n'est bonne qu'à récolter des baies dans la forêt, à se tacher et à déchirer ses vêtements, et non la prédestinée Kasia. Il la téléporte avec lui dans sa tour sans explication et elle doit comprendre d'elle-même, tout en se remettant de sa terreur, ce qu'il attend d'elle. Bientôt, il lui apprend de petits tours de magie : en réalité, celle qu'il sélectionne chaque année n'a pas vocation à devenir son esclave ni son objet sexuel, mais possède un potentiel de sorcière et doit, par ordre du roi, bénéficier d'une instruction pour maîtriser ses pouvoirs. Rapidement, tous deux s'aperçoivent que la magie d'Agnieszca est à la fois puissante et atypique. Les péripéties qui constituent l'essentiel de l'histoire montrent le sorcier et son apprentie aux prises avec le Bois, ennemi vivant et terrible.
J'ai beaucoup apprécié l'imaginaire de la magie qui s'y déploie et qui m'a rappelé là encore, par son originalité, les bonnes idées de L'Atelier des Sorciers. Ici, la magie passe par la formule, l'incantation, mais celle-ci a un effet différent selon qu'elle est criée, murmurée, articulée nettement ou marmonnée, récitée intégralement ou amputée de certaines syllabes. Agnieszca utilise la magie d'une manière instinctive tandis que son maître essaie de la lui enseigner à travers des cadres rigoureux — ce n'est que l'un des stéréotypes à l'œuvre dans le roman — et développe une pratique toute personnelle qui déstabilise jusqu'aux plus grands mages de la cour. La jeune fille visualise des ruisseaux, des forêts, toutes sortes de métaphores organiques qui l'aident à canaliser ses pouvoirs et rendent les séquences de sorts particulièrement riches à la lecture.
Son affinité avec la nature la lie avec l'excellent ennemi du roman, le Bois, une entité à la fois très classique et magnifiquement infléchie vers l'épouvante qui m'a évoqué un mélange entre l'horrible Zone X d'Annihilation et la forêt de spores de Nausicaä de la Vallée du vent. Les scènes d'exorcisme, qui montrent à travers le corps lumineux de la victime une projection d'elle-même prisonnière d'un feuillage dense qu'on perçoit à contre-jour, m'ont particulièrement frappée. On voit venir assez rapidement un dénouement qui accuse la guerre et la cupidité humaine de la corruption du Bois pour révéler que le cœur de ce dernier est demeuré pur et que l'instinct de l'héroïne liée aux forces de la nature peut encore le sauver.
De manière prévisible, le roman n'échappe pas aux clichés du puissant sorcier mâle pratiquant une magie pure et cartésienne et de son apprentie qui s'en remet à son instinct désordonné de femme pour puiser dans la magie naturelle, lui qui vit dans une tour de marbre blanc et elle qui n'aime rien tant que marcher pieds nus dans l'herbe, sans oublier la romance qui ne manque pas de venir polluer la relation d'estime mutuelle qui s'installait, et peu importe que la jeune fille soit âgée de dix-sept ans et son maître de plusieurs centaines d'années. Cette relation donne lieu à deux scènes de sexe torrides, maladroites et aussi incongrues que si on les avait découvertes en tournant une page de Naruto — pesamment étalées à chaque fois sur plusieurs pages, avec force détails et une sévère rupture de ton et de rythme.
Pour moi, on passe à côté d'un merveilleux roman qui aurait pu développer une relation bien plus intéressante entre le maître et son élève, mais aussi éventuellement creuser celle, très forte, qui existe entre l'héroïne et son amie Kasia. Néanmoins, un bon moment de lecture (500 pages englouties en deux jours avec appétit).