Dracula
7.7
Dracula

livre de Bram Stoker (1897)

De Saint Bernard au romantisme gothique

Ce roman gothique contient à première vu tout le registre du genre. Une re-découverte des vestiges laissés par un Moyen-Age ronflant, aux châteaux en ruine et aux mythes défiants toute rationalité. Bram Stoker semble prendre toute connaissance de cette postérité et peint dès lors un tableau clair-obscure. D’un coté, Jonathan, jeune gentlemen dans la fleur de l’âge, symbole de l’affirmation cinglante d’une civilisation lettrée se trouve, questionnant son sort, au bas de ce château sinistre dont les âges et les siècles s’en sont servis plusieurs parts. Ce jeune notaire se trouve propulsé au cœur d’un monde figé dans la non-existence, dans l’inversion de toute bonne morale, pinacle de la sauvagerie chaotique de la nature. C’est là une manière assez subtil et direct de faire entrer le lecteur dans une position très inconfortable qu’est aussi celle de Jonathan. Sa rencontre avec le Comte est très parlante, celui-ci agit en des manières totalement étrangères, point appuyé par les origines slaves. Dracula insiste sur son insertion dans la civilisation et semble ignorer en tout point les us et coutumes. Cet aspect révèle aussi la fascination de l'auteur sur cette partie du monde aux coutumes barbares en rupture avec le monde lettré anglo-saxon.


De plus, les expéditions aveugles de Jonathan dans les tréfonds du château donnent à imaginer ce lieu comme une immense façade, une enseigne moyenâgeuse dont les racines est un monstre aux origines géologiques. Ce malaise s’introduit lentement dans le récit, c’est d’abord un malaise ambiant ; « il y a quelque chose de si étrange en ce lieu et tout ce qui s’y trouve… Je souhaiterai ne jamais être venu ici… il n’y a personne, à part le Comte... » (p.53).


Puis, l’horreur grandissante, chaque recoin du château laisse à de nombreuses interprétations. Quelle part donné au rationnelle ? Mais un point de bascule donne un aperçu au lecteur de toute la démesure métaphysique que renferme ces murs ;


« Je contemple néanmoins le vaste paysage s’étendant à mes pieds et qui baigne dans la douce lumière jaune d’or qu’apporte la lune au point qu’on se croirait presque en plein jour. Les collines au loin semblent fondre et se confondre dans la douceur de cette lumière et les ombres projetées par les vallées au fond des gorges me font l’effet d’un velours noir. La beauté du paysage me mit du baume au cœur et chaque bouffée d’air que j’aspirais à pleins poumons m’apportait un sentiment de paix et de réconfort. En me penchant à l’extérieur de la fenêtre, je crus voir une forme mouvante à l’étage en dessous, légèrement sur la gauche, où, d’après mes estimations, se situaient les propres appartements du Comte… Je vis la tête du comte sortir par la fenêtre. Je ne voyais pas son visage, mais je reconnus l’homme à son cou et aux mouvements de son dos et de ses mains… Mais mes premières impressions firent place à la répulsion et à la terreur quand je vis le corps tout entier de l’homme basculer par la fenêtre et commencer à ramper vers le bas du château au-dessus d’un abîme terrifiant, la tête en bas avec les pans de sa cape étendu de chaque côté comme deux grandes ailes. » (p. 69).


Ce passage témoigne de l’ingéniosité de Bram Stoker à nous dévoiler son Satan vampirique. D’abord les vastes paysages, vertige artistique digne d’une peinture de Caspar Friedrich, témoins de cette lugubre majesté. Puis, comme un voile se levant sur l’horreur, ils révèlent la présence du Comte Dracula se hissant contre la paroi vertical du château et ramper vers le bas. On connaît la culture biblique de l’auteur et cette vision constitue la parfaite expression allégorique du mal. Lucifer, Satan étant l’incarnation de l’opposition absolu de l’élévation spirituelle, est une porte ouverte sur l’âme basse, la verticalité inversée du monde intérieur. C’est la matérialisation de cette vision qui est proposé ici. Jonathan entraperçois par le hublot de sa fenêtre, une photographie de l’Enfer. Son âme basse plongeant complètement vers un abîme de ténèbre, la cape du Comte offre une vu sur les ailes du paria des cieux. On pourrait de la sorte analyser chaque scène du roman et leur construction mais le squelette est bien là, dès les premiers chapitres. (Notons que ce vertige horrifique défiant toute logique rationnelle et scientifique se retrouve chez Lovecraft qui a s’en doute eu connaissance de ce roman pour l’écriture de œuvre).


Aussi, ce postulat fournit au lecteur une vision très manichéenne. Une vision que l’on retrouve très bien chez les Grecs. Le mythe grec exalte les vertus du héros et son courage face aux épreuves cyclopéennes à affronter. La figure du gentlemen anglais incarné par Van Helsing en est l’aboutissement absolu. Il est un chevalier moderne dont les valeurs et la bonne morale le place aux cotés de Dieu. Ce combat contre Dracula peut s’observer comme celui de la volonté contre les épreuves qu’apportent le monde moderne. Ce conflit affirme aussi l’existence d’un monde métaphysique du mal dont les origines ne peuvent être connu, ni même observé par l’homme de science. C’est probablement une vision protestante du satanisme que l’on reconnaît aussi chez Herman Melville qui décrivait le capitaine Achab et son rapport à la baleine blanche comme la preuve existentielle d’un mal métaphysique qui n’est atteignable à l’homme qu'au travers de la matière. En ce sens, l’auteur est très conscient des enjeux de son époque et réaffirme là l’importance de la foi dans un monde où la rationalité ne peut subvenir aux besoins spirituelles de l’Homme. Le modèle de virilité défendu par Bram Stoker est celui du chevalier pieux et savant, une sorte de templier de l’ère industrielle. Van Helsing est à la fois un docteur de très haute renommée et un servant de Dieu connaissant sa position de mortel face aux incertitudes qu’offrent les vampires et la nature.


Car s’il est bien un point sur lequel on pourrait disserter est l’opposition entre la civilisation, lieu de culture, de connaissance et de foi à la nature vierge, montagneuse, froide, chaotique, fief de Lucifer appliquant son règne. Sa déchéance des Cieux l’aurait amené jusque dans les coins reculés des Carpates. A cette illustration nous pouvons y apposer la célèbre citation de John Milton dans son Paradis Perdu ;


« Même en Enfer, régner est digne d’ambition ; mieux vaut régner en enfer que de servir le ciel. ».


Ainsi, Bram Stoker est bien fidèle à la tradition romantique. La nature dévorante de Goethe dans ses Souffrances du Jeune Werther réapparaissent ici ;


« Les vagues se soulevaient comme sous l’influence d’une folie grandissante et incontrôlable, se chevauchant les unes les autres au point qu’après quelques minutes à peine la mer passa d’un calme plat à la violence d’un monstre rugissant et dévorant. » (p.148).


Les forces de la nature sont les indices du mal et non pas les cités anglaises. La vision que l’on aurait d’un monde gothique où la cité serait l’incarnation du monstre carnassier broyeur d’homme n’est pas présente ici. De plus, il est assez étonnant de voir la quasi inexistence de descriptions des villes traversés. On distingue un cimetière, une gare, une clinique et quelques maisons et c’est tout.


Pour conclure, ce roman est un pilier du genre et participe à son ancrage moderne. Son style narratif dynamique alternant entre lettres, extraits de journal et phonographe, le place au devant de la production littéraire de son époque. Publié en 1897, il constitue un terreau fertile à toute une nouvelle génération d'écrivain romantiques. Lovecraft y puisera très certainement tout le vertige horrifique et psychologique et évincera tout registre épique et pieux de Stoker.

Garmonbozia_
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