Poor, poor dear Madam Mina's poor dear suffering fellow of a husband Jonathan Harker.
L'influence du Dracula de Stoker sur le mythe des vampires est évidente puisqu'il a cristallisé une vision des suceurs de sang qu'on a à peu près toujours 113 ans plus tard (moins le côté superstitieux, je suppose). Dracula, c'est l'archétype que tout le monde connaît sans le connaître ; le parangon devenu pop-star, une pop-star qui fait que des enfants placent leurs oreillers stratégiquement sur le matelas pour qu'au moins un serve de frontière entre la nuit et leur petit cou faussement pur. Le cinéma l'a repris, défiguré, transformé, lui a inventé des faiblesses (Murnau, je te regarde avec ton soleil qui fait fondre le premier Nosferatu quand Dracula, lui, est libre de se promener dans une ville de Londres parfaitement illuminée). Voilà : je concède son influence au comte, ce vrai roturier faussement noble de titre et de fortune (les domestiques, tout est une question de domestiques).
Dracula, c'est aussi la sublimation d'une peur diffuse, confuse et séculaire : le tournant du siècle comme fin d'un monde. L'histoire, c'est la menace de l'envahisseur transylvanien, c'est Vlad qui veut botter du Turc qui parle anglais, Vlad qui parle mieux anglais que la classe populaire, qui est plus compréhensible qu'elle pour des gens éduqués (notre groupe héroïque) et qui connaît presque mieux l'Angleterre qu'un Anglais presque avocat (non, Jonathan Harker est pas avocat au début). Dracula se fond dans les foules, il passe inaperçu si on sait pas qui il est : il est complètement adapté. C'est donc l'étranger invisible et c'est de la xénophobie, n'ayons pas peur des mots : Le Pen a manifestement lu le livre de Stoker. Mais Dracula est un conquérant avant tout. Pourquoi l'Angleterre ? Parce que c'est un empire colonial encore puissant en 1893 (année durant laquelle se déroule apparemment l'action). C'est un endroit idéal pour envoyer des petits vampires se faire les crocs en Inde, en Australie, au Canada (même si "indépendant"), etc.
Le victorien a peur de ça, mais aussi de l'affaiblissement de l'empire. Il faut pas oublier que le chef du combat, c'est Van Helsing et que Van Helsing, tout bon Néerlandais cultivé qu'il est, reste incapable de conjuguer un verbe correctement à la troisième personne du singulier (indice : ça prend souvent un S pour écrire Shakespeare). Donc, le lieutenant de Dieu contre les vilains morts-vivants (je trouve ça aussi peu élégant qu'Un-dead) est étranger, ce qui veut dire que l'empire est incapable d'être un grand garçon dans le livre. La faiblesse, c'est aussi les effets de la perte de sang, qu'on remarque toujours chez les femmes, bien que Jonathan ait été mordu (longue convalescence, mais on a jamais été inquiété quant à sa transformation en vampire). La femme est "faible" et par conséquent plus "facile" à transformer et elle devient le vecteur du vampirisme puisqu'elle bouffe des enfants et donc qu'elle propage cette chose, elle, ancienne bonne anglaise salie par la graine (quel jeu de mots) roumaine de Dracula. Ça donne des enfants qu'on reconnaît pas. Des mâtinés. Le Britannique de sang perd du galon devant la population métissée. Dracula utilise l'Anglais, se mêle à lui socialement et biologiquement pour constituer son armée, ce à quoi le bon conservateur rigide et réactionnaire peut répondre que par "Ma patrie est en péril". Il la vide de ses forces pour en devenir l'empereur, etc, etc. Il fait comme la peste. "Unclean, unclean!" Je suppose que la fin du siècle a été marquée par des vagues d'immigration.
Dracula, donc, c'est, en autres choses, l'expression par un Irlandais d'une peur diffuse de la fin d'une époque, d'un empire et d'une influence (l'époque victorienne crève 4 ans après la parution du livre selon les historiens).
Le livre en lui-même est une addition de subjectivités et de leur rapport au Comte ou, du moins, de leur vision de celui-ci et des conséquences de ses actes. Par sa construction "épistolaire" (il s'agit plus d'une collection de journaux intimes que d'une véritable suite de lettres), le livre rappelle la diffusion d'un mythe par des ouï-dire. Les protagonistes se basent sur les témoignages des autres et en font une histoire "vraie" (ils reconstituent vraiment la chronologie des événements dans le livre, ce qui annonce l'avènement de l'autoréférentialité en littérature, même si on y est pas encore totalement et que je crois que l'influence de Stoker est limité en ce domaine. Interrogation probablement involontaire de la véracité du témoignage, mais aussi multiscalarisation de la vérité, et ce même si elles sont mises en commun pour donner le livre.
Des effets intéressants : la tempête augurant la venue du Comte, le somnambulisme de Lucy, le patient Renfield, qui est le baromètre draculien par excellence (personnage assez fouillé ; probablement mon "préféré"). La déification de Dracula est pas une mauvaise idée non plus.
Après, les ficelles sont plutôt grosses et rendre une tombe glauque, sinistre, sale de toiles d'araignée et de terre, la barbouiller de rouille (il va jusque là), alors qu'elle est là depuis seulement une semaine, c'est verser dans l'hyperbole à l'excès. Le style a rien de mémorable non plus. Il est lourd avec tous les "poor, poor dear Madam Mina", "poor fellow" et autres "how much he must have suffered". Ça devient ridicule par moment quand les personnages se mettent à pleurer pour rien. Disons qu'on s'apitoie beaucoup, que tout ça est un peu trop terrible pour qu'on ait pas l'impression d'une caricature. Les personnages disent qu'ils s'aiment et ils semblent s'inquiéter du sort des autres, mais tout ça a l'air affreusement artificiel. Beaucoup de larmes pour rien. Le pathos est appuyé au point où il s'enfonce. L'anglais de Van Helsing m'a énervé aussi, mais c'est une question de psychorigidité. Enfin, l'histoire est beaucoup moins intéressante que ce à quoi je m'attendais, même si Stoker a réussi à faire en sorte que je m'intéresse périodiquement au récit. Le fait que Dracula soit plus une ombre qu'un personnage une autre déception. Il existe seulement à travers les yeux des autres personnages. Oui, construction d'un mythe, mais je l'ai déjà dit et même si Dracula est l'avatar de bien des choses, j'aurais aimé qu'il soit plus présent. Il y a également des longueurs et puis les personnages ont l'air en carton par moment...
Bref, beaucoup de défauts, mais un compte-rendu des inquiétudes victoriennes imagé et pas dénué d'intérêt. Il faut s'accrocher souvent par contre. Je note en fonction de l'influence, du témoignage et de quelques bons points. Surévaluation et mensonge, peut-être, sûrement, donc, donc.