La danse des ombres intérieures
J'ai été amené à rencontrer beaucoup de ressortissants nigérians dans le cadre de mon travail. Très rapidement, j'ai été sensibilisé à leur vision du monde empreinte de de spiritualité et...
le 21 juil. 2024
J'ai été amené à rencontrer beaucoup de ressortissants nigérians dans le cadre de mon travail. Très rapidement, j'ai été sensibilisé à leur vision du monde empreinte de de spiritualité et d'ésotérisme, mais également à leur rapport décomplexé à la violence et à la mort, qu'on pourrait à tort -me semble-t-il- assimiler à une forme de nihilisme. Les Igbos, comme les Yorubas ou les Binis, jouissent ainsi d'une spiritualité exacerbée, riche d'un impressionnant panthéon de divinités. Il n'est ainsi pas surprenant que les gens de lettres issus de ces ethnies puisent allègement dans cette source d'inspiration formidable. "Eau douce" est le fruit exquis de la rencontre entre cette cosmogonie foisonnante et la sensibilité singulière d'un.e auteur.e d'exception.
Dans ce premier roman saisissant, Akwaeke Emezi nous offre ainsi une œuvre d'une originalité et d'une puissance rares. Ce roman choral donne voix aux multiples esprits qui habitent Ada, la protagoniste de ce roman d'apprentissage, dans une exploration fascinante de la psyché humaine vue à travers le prisme de la cosmogonie igbo.
L'auteur.e, qui se définit comme non-binaire et présente un profil multiculturel riche (mère tamoule malaisienne, père nigérian d'origine igbo, études aux États-Unis), parvient avec un talent remarquable à retranscrire les doutes, les angoisses et les déchirements d'Ada. Cette dernière, qui apparaît parfois mystérieuse et presqu' irréelle, se révèle finalement terriblement humaine dans sa quête d'identité et sa lutte contre ses démons intérieurs, y compris au sens littéral du terme. On ne peut évidemment s'empêcher de percevoir la part autobiographique de l'oeuvre, notamment dans la quête d'identité de genre d'Ada.
La narration, majoritairement assurée par les esprits qui hantent Ada, offre une alternative percutante à l'approche psychologique occidentale. Emezi propose une autopsie de l'âme humaine bien plus poétique et mystique que Freud, Lacan et leurs héritiers, mais non moins pertinente. L'ambivalence de ces entités, tantôt destructrices, tantôt bienveillantes, ajoute une profondeur supplémentaire au récit. Tous ceux qui auront déjà été confrontés à une quête identitaire, à la dépression ou à d'intenses doutes existentiels ne pourront rester insensibles à ces dialogues intérieurs.
Ce qui frappe particulièrement, c'est la capacité d'Emezi à créer un univers à la fois inquiétant, violent, presque crépusculaire, mais d'une beauté brutale et enivrante. Ada navigue entre Eros et Thanatos, tiraillée par des intentions contradictoires et des questionnements profonds sur son identité. Elle souffre en outre d'une forme de dissociation entre son ressenti et ses perceptions, entre son monde intérieur et le monde dit réel, la faisant frôler la folie en de maintes occasions. D'où cette phrase, d'une acuité frappante, qui nous hante longtemps après avoir refermé ce livre : "Le monde dans ma tête a toujours été bien plus réel que celui du dehors - n'est-ce pas là l'exacte définition de la folie ?". L'éditeur ne s'y est pas trompé en l'utilisant dès la quatrième de couverture.
"Eau douce" est un roman initiatique puissant et troublant, avec une véritable intention littéraire et des partis pris narratifs assumés. Emezi réussit le tour de force de nous plonger dans une réalité alternative, empreinte de spiritualité et d'ésotérisme, tout en abordant des thèmes universels tels que l'identité, la sexualité et la santé mentale. Ce premier roman est une véritable révélation, promesse d'une voix littéraire unique et captivante. Akwaeke Emezi nous offre une œuvre qui restera longtemps gravée dans nos esprits, nous invitant à repenser notre compréhension de l'identité et de la réalité elle-même. Une preuve supplémentaire que le Nigeria est un terreau fertile d'écrivain.e.s et écrivaines extrêmement talentueux.ses (compte tenu de l'identité revendiquée Akwaeke Emezi, je crois que l'écriture inclusive s'impose !). Autant de voix singulières qui bousculent notre vision du monde et nous confrontent à de nouveaux imaginaires.
Créée
le 21 juil. 2024
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