J’ai commencé à m’intéresser à l’affaire Eichmann avec le livre La traque d’Eichmann de Neal Bascomb, écrit comme un roman d’espionnage, sur son enlèvement en Argentine et son exfiltration vers Israël (le documentaire qui l’a inspiré est très bon : https://www.youtube.com/watch?v=VmF3C2h-XJE). Naturellement j’ai voulu connaître la suite de l’histoire. Elle se tient à Jérusalem en 1961 à l'ouverture du procès du plus célèbre bureaucrate du IIIe Reich.


Envoyée par le New Yorker pour couvrir l’événement, Hannah Arendt en sortira un livre à mi-chemin entre le témoignage et l’essai philosophique. Eichmann à Jérusalem est une critique sans concession d’un procès que beaucoup ont voulu transformer en symbole politique, quitte à léser les droits de la défense. Évoquant aussi Nuremberg, elle apporte de solides éléments de réponse aux nombreuses questions qui l'ont entouré (l’enlèvement, le lieu, la rétroactivité de la loi, etc.) Ses réflexions juridiques sont stimulantes, même si l’on regrette qu’elle ne mobilise pas explicitement le concept de droit naturel pourtant adapté aux circonstances (au nom de quoi juger un génocide si celui-ci était légal ?)


Eichmann à Jérusalem, c’est aussi et surtout le portrait d’un homme. Arendt retrace l’itinéraire de ce gratte-papier aux Affaires juive, parti de rien, qui est devenu le logisticien incontournable de la Solution finale en charge des "évacuations". Plusieurs chapitres du livre sont consacrés à l’histoire de l’organisation de l’Holocauste, pays par pays, du point de vue de la collaboration des gouvernements en place avec les autorités allemandes. On y voit un Eichmann intervenir à différents degrés, parfois pas du tout. Elle ne minimise pas son rôle, elle le remet à sa juste place, rappelant qu'il s’agit de juger un individu et non un système. Son examen des arguments des parties est sévère mais impartial, au point qu’on regrette qu’elle n’y siégeât pas ! Ses propos sur les Judenrats ont fait grincer quelques dents.


La psychologie de l’accusé, cette "banalité du mal" qui a tant fait couler d’encre, a de quoi sidérer le lecteur. Arendt décrit un assassin qui n’appartient à aucune espèce connue. Il organise la déportation massive des Juifs vers les camps d’extermination mais ne laisse transparaître aucun fanatisme antisémite ou sadique dans l’exécution de sa tâche. Obsédé par sa carrière, Eichmann travaille avec zèle sans vraiment se poser de questions, il abuse du langage administratif pour euphémiser ses actes et les mettre à distance. C’est la violence stupidement froide et mécanique d'un petit fonctionnaire falot qui n'a même pas l'excuse de ne pas avoir eu le choix.


J’ai trouvé le style agréable, aucun pathos malgré le sujet tragique. Arendt gère bien ses sources et ses citations, sa position est convaincante. Cependant il faut avoir à l’esprit que le livre a été publié en 1963 et depuis la recherche historique a progressé. De nombreux intellectuels ont critiqué entre autres son analyse de la personnalité d'Eichmann. Pour entendre un autre son de cloche, je compte lire Eichmann avant Jérusalem de Bettina Stangneth qui prend le contrepied en décrivant l’accusé comme un antisémite sanguinaire et manipulateur qui aurait réussi à tromper tout le monde. C'est la question : Arendt s'est-elle fait berner par Eichmann ? Et par ricochet : me suis-je fait berner par Arendt ?


Le cas échéant, je pourrais revoir la note à la baisse. À moins qu’il n’apparaisse qu’avec les informations dont elle disposait à l’époque on ne pouvait conclure autrement, car vraiment je trouve sa démonstration rigoureuse, subtile et de bonne foi.

J_J_
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le 26 févr. 2017

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J_J_

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