Lumière sur nos différences
Essai sur les différences de perception de la beauté entre Orient et Occident, l'Éloge de l'ombre de Tanizaki est aussi un livre qui permet de redécouvrir l'éclat de l'ombre. Le tout enrobé sublimé par l'excellent style de l'auteur et rendu un peu moins pertinent par son côté "vieillard radoteur".
Parce que Tanizaki a tout du vieil homme conservateur hostile à la modernité, et aux étrangers. Il ne se privera d'ailleurs pas d'une pique peu subtile envers la communauté juive (un rebelle ce Tani') ou envers les homosexuels ("il est inconcevable que, dans la vie quotidienne, les lèvres d'un homme ordinaire, nous attirent"), et globalement on ressent un certain mépris pour ces Occidentaux (et un nationalisme assez dégoûtant, avec le constant rappel du "génie japonais"), qui ont amené l’électricité et tant de sophistication dans cette société japonaise si traditionnelle et si en accord avec la nature, avec ce qu'on lui avait octroyé.
Et par opposition au besoin maladif du "Blanc" de lumière, de propreté et de carrelages immaculés, le "moins blanc" Japonais sera capable d'apprécier l'ombre, les teintes sombres et l'espèce de pesanteur que crée l'obscurité planant autour d'une chandelle. Et là est tout l'intérêt de ce court essai : mettre en lumière toutes ces différences de perception du monde entre nos deux cultures. Si la vision occidentale des choses est quelque peu caricaturée, Tanizaki parvient quand même à relever des différences majeures et pertinentes. Pourquoi nous Occidentaux sentons-nous le besoin de faire des grandes constructions, très verticales, en particulier pour des édifices religieux (style romantique, les flèches qui pointent vers le ciel), tandis que les Japonais préfèrent des temples plus plats, aux longs toits écrasés ?
Il insiste aussi sur le rôle de la culture, et de l'éducation, dans la perception et l'utilisation d'objets de la vie courante. Le cinéma nippon est assez différent du cinéma américain, et cela, selon lui "par la valeur des jeux d'ombre, des contrastes". On y revient toujours. Et si les sujets abordés sont relativement intéressants (cuisine, cinéma, architecture), la dernière partie de l'ouvrage tombe plus dans les ronchonneries de vieillard et l'analyse du théâtre japonais, ce qui m'a personnellement beaucoup moins intéressé.
Mais ce qui porte vraiment cet Éloge de l'ombre, c'est le style de Tanizaki : imagé, léger et aérien. Il parvient à former dans l'esprit du lecteur ces ombres qu'il décrit, ces paysages, ces bâtisses traditionnelles, et peu à peu, ce Japon d'avant-guerre ancré dans ses traditions prend vie. Il parvient à faire voyager un jeune Occidental dans un lieu lointain à une époque révolue, en accentuant bien la beauté de la chose, en l'exposant de sorte qu'on ne puisse la rater. Car, comme il le dit d'ailleurs "ce qu'on appelle le beau n'est d'ordinaire qu'une sublimation des réalités de la vie". A chacun de le percevoir.
Et une dernière citation, juste pour le plaisir de l'éveil des sens : "J'aimerais élargir l'auvent de cet édifice qui a nom "littérature", en obscurcir les murs, plonger dans l'ombre ce qui est trop visible, et en dépouiller l'intérieur de tout ornement superflu."
Voilà.