Titulaire d'un doctorat en philosophie politique à l’université de Chicago, Matthew B Crawford devient directeur d’un think tank à Washington, financé par l’industrie pétrolière. Constatant rapidement que ce travail, réputé "intellectuel", ne lui procure ni joie ni liberté - il se retrouve, grosso modo, à la solde de lobbies industriels - , il démissionne et revient à ses passions d'adolescent, en ouvrant un atelier de réparation de motos. Cette nouvelle activité de mécanicien l'épanouit pleinement.
L'auteur le précise d'emblée : il ne s'agit en aucun cas pour lui, à travers cet essai, d'idéaliser les métiers manuels ou d'artisan : comme tous, ils comportent des tâches déplaisantes, éprouvantes et ingrates. Aucune profession n'est exercé uniquement par pure passion : nous travaillons toujours pour un autre que nous, c'est d'ailleurs pour cela qu'on en tire une rémunération.
Ceci étant dit, le philosophe-mécanicien propose plusieurs pistes de réflexion sur l'appréciation des métiers manuels, au travers d'anecdotes sur son parcours initiatique (parfois drôles, avec un humour bien américain), que j'ai trouvées fortement roboratives :
Tout d'abord, le constat que le travail intellectuel des cols blancs est en passe d'être tout autant Taylorisé que celui, manuel, des cols bleus. De ce fait, l'auteur réalise qu'il tire beaucoup plus de satisfaction de son nouveau métier, y compris, paradoxalement, sur le plan intellectuel. L'activité de réparation est en effet différente de la tâche d'un employé à la chaîne, d'un cadre bardé de procédures ou d'un robot, en ceci qu'il ne doit pas résoudre un problème, mais trouver le problème.
Outre l'intérêt intellectuel en chute libre, le travail des cols blancs est également devenu délocalisable à l'envie. Or les plombiers, les jardiniers et les réparateurs d'auto, qu'on a mis à tort dans le même sac que les ouvriers des Temps Modernes, ne peuvent pas intervenir via une conf call par Skype : ils ne seront jamais délocalisables, car leur proximité physique est indispensable. Bref, cette supposée supériorité des cols blancs sur les bleus est décidément obsolète, et les classements au sein de ces catégories d'emploi sont à revoir.
D'après l'auteur, la nouvelle distinction se trouvera entre savoir et savoir-faire. Le premier, propre à nos Grandes Ecoles, est empirique et universel, donc délocalisable et ultra-concurrentiel, tandis que le second est intrinsèquement lié à une personne et une expérience. Il n'est pas partageable en quelques clics. Il n'en est pas moins intellectuel, mais toujours tourné vers l'action.
Cette réunification entre pensée et action, enfin, permet au travailleur de retrouver le sens de son labeur. D'abord parce qu'il est confronté à la réalité de ce qu'il fait. Inutile d'argumenter en vain pour interpréter les raisons de l'échec d'une campagne marketing : ici, le moteur de la moto refonctionne, l'évier est débouché, ou non. Les critères du travail bien fait sont purement objectifs, ce qui impose une véritable honnêteté intellectuelle, en plus d'être gratifiant et responsabilisant.
Ensuite, l'artisan connait les tenants et les aboutissants de son oeuvre : il comprend ses outils, connait celui avec qui ou pour qui il travaille, et sait à quoi serviront ses efforts.
Enfin, ce type de travail cultive nombre de vertus que l'auteur détaille habilement, telles que l'estime de soi, l'humilité, la patience, l'autonomie, la persévérance, et bien entendu une véritable liberté, qui ne va pas sans responsabilité.
Bien que cet essai ne s'adresse pas à des gens comme moi, incapables de planter un clou, je le recommanderais vivement à tous les jeunes qui pensent encore que les métiers intellectuels "purs" sont par nature supérieurs, et qu'à ce titre ils doivent à tout prix s'orienter vers des formations de cadres, dans des domaines d'activité parfois déjà saturés. Sans être idéaliste, savoir écouter ses aspirations profondes et connaître ses compétences est un défi relevé, mais qui en vaut la peine !