Ce récit autobiographique est brutal, au sens premier du mot. Il est à vif, sans apparat, un rocher détaché de la falaise.
Cela commence par le style : beaucoup de phrases non verbales, lâchées comme des « crachats » ( ceux-ci tiennent d’ailleurs un rôle central dans la vie d’Eddy ), combinées à l’omniprésence de paroles rapportées directement. Il n’y a cependant pas de dialogues : dans le monde d’Eddy, il n’y a pas de discussions, pas d’ententes ; seulement des injonctions, des reproches, des insultes. Edouard Louis refuse également l’usage du discours indirect libre dans la narration, comme pour tenir ce monde à distance, et ne donner aucune chance à la poésie et à la beauté.
Cette brutalité dans le style se superpose évidemment à la brutalité du vécu. Le petit Eddy n’a aucune chance d’être heureux : on refuse absolument son homosexualité, sa féminité. On l’empêche d’être tendre. Cette phrase qu’il se répète constamment, comme un mantra, en se réveillant, « aujourd’hui, je serai un dur », est le comble de l’aliénation, un terrible mensonge qu’il adresse à lui-même, à son intimité, elle lui est arrachée à coup d’humiliations et d’injures.
Cependant, comme le font Didier Eribon ou Annie Ernaux, Edouard Louis ne se contente pas d’exprimer cette violence, il en expose aussi les causes. Il parle d’un monde où les gens sont brisés par un travail abrutissant, vivent dans une totale indigence, oubliés qu’ils sont de la République et de la mondialisation, un monde détruit par le capitalisme. C’est la Picardie profonde, où les hommes finissent ouvriers et les femmes caissières, où l’alcool ravage tout, où il faut être dur pour survivre. Les portraits de ses parents, de son cousin Sylvain, de ses camarades de classe, esquissent les contours de cette abominable prison.
Alors oui, c’est dur à lire, on ne prend pas de plaisir, car nous non plus, lecteurs, nous n’avons pas le droit d’être heureux. Mais nous ne pouvons qu’être touchés par ce cri d’honnêteté qui déchire tout sur son passage, comme un éclair dans la nuit.