J'aurais attendu dix ans avant de me plonger dans la lecture de ce roman qui avait défrayé la chronique au moment de sa sortie. Un roman qui s'est attiré les éloges presque unanimes de la presse qui l'a affublé de tous les habituels qualificatifs de "livre coup de poing", "livre-événement", "cri de colère" et autres lieux communs. Si je ne partage pas cet engouement immodéré, je dois néanmoins reconnaître à "En finir avec Eddy Bellegueule" un certain nombre de qualités qui expliquent son succès. Toutefois, de par son caractère autobiographique mais peu introspectif, analytique de son environnement mais sans ampleur, j'avoue y voir un texte quasi-sociologique plus qu'une œuvre littéraire.
Des qualités, ce livre n'en manque pas : une certaine spontanéité, une sincérité brutale, la description crue et impitoyable des classes populaires, des laissés-pour-compte de nos campagnes. En cela, "En finir avec Eddy Bellegueule" est un ouvrage à mi-chemin de l'essai sociologique et de l'autobiographie. Rien n'échappe au regard méticuleux d'Édouard Louis sur son milieu d'origine : il décortique les constructions mentales des classes populaires, leurs contradictions entre rejet des élites et désir inavoué d'ascension sociale, leur simplicité revendiquée, leur quête de dignité permanente, leur langage fleuri et si loin des conventions de l'Académie française.
Au cœur de la souffrance de l'auteur se trouve cette masculinité toxique et tout ce qu'elle entraîne dans son sillage : la misogynie, le comportement autodestructeur des hommes et l'homophobie (tout cela fait écho avec le récent essai de Lucile Peytavin, "Le coût de la virilité"). En cela, Édouard Louis dresse un état des lieux implacable et sans concession. Quiconque est issu ou a été en contact avec cette France des franges (la fameuse "France périphérique" décrite par Christophe Guilluy) sera contraint de reconnaître la justesse de la description.
Mais le jeune auteur joue les équilibristes. Si tantôt il se livre à des tentatives d'analyse des causes de cette misère et de ses manifestations, l'exercice littéraire a tendance à virer au règlement de compte. Au regard de l'expérience de souffrance, d'humiliation et d'isolement qu'il décrit, on peut aisément comprendre sa rancœur, néanmoins on était en droit d'attendre une prise de hauteur qui aurait donné plus d'ampleur à l'œuvre.
Car finalement, la dernière partie de ce témoignage poignant est très ambivalente. Eddy Bellegueule parvient, par sa détermination et ses mérites, à s'extraire de son milieu d'origine et à intégrer un lycée bourgeois d'Amiens. On sent l'auteur satisfait d'avoir quitté la fange pour s'élever vers les cieux plus hospitaliers et tolérants de la bourgeoisie. C'est d'ailleurs le message que la plupart des commentateurs en ont retenu : à force de persévérer et de se surpasser, on peut s'extraire de sa condition et améliorer sa situation sociale. En bref : quand on veut, on peut.
Un message rassurant pour la classe bourgeoise, pour les privilégiés qui n'ont eu qu'à suivre le chemin qu'on leur avait tracé et dont le seul combat est souvent d'imposer à leurs parents une scolarité aux Beaux-Arts plutôt qu'à HEC. Mais il y a quelque chose d'éminemment problématique dans cette approche qui vient légitimer la stratification de la société en classes sociales. Plutôt que de mettre en œuvre des politiques pour extraire les centaines de milliers de pauvres et de prolétaires que compte le pays de leur condition misérable, on se contente de saluer le système républicain qui permet à une poignée de brillants spécimens de s'extraire de leur condition.
Là où un bourgeois aura toutes les chances de maintenir un niveau de vie à peu près similaire à celui de ses parents sans avoir à faire d'effort particulier, le fils d'ouvrier n'aura la possibilité de s'extraire de la pauvreté qu'à la condition d'être exceptionnellement talentueux ou persévérant. En se satisfaisant d'avoir fui son milieu social d'origine et d'avoir mis un pied dans la classe bourgeoise, Eddy Bellegueule devenu Édouard Louis cautionne implicitement le système de classes. Loin de vouloir les abolir par la lutte contre les inégalités, il invite indirectement les dominés qui le peuvent à déserter et rejoindre la classe des dominants. On peut évidemment comprendre son souhait de quitter un milieu de misère économique, sociale et culturelle, et surtout la nécessité de fuir pour un jeune homosexuel dans un environnement, on regrettera néanmoins l'absence d'un regard plus critique sur notre société inégalitaire et sur l'injustice qui prive tant de gens des outils de leur propre émancipation.
Cette absence de véritable prise de hauteur et cette caution, en partie involontaire, du système demeure à mon sens le principal écueil de ce livre. Le style d'Édouard Louis, direct et très accessible, demeure par ailleurs trop commun pour transformer "En finir avec Eddy Bellegueule" en véritable œuvre littéraire. Ce premier texte n'en reste pas moins un témoignage important sur la violence sociale, l'homophobie et les mécanismes de reproduction des inégalités. Si l'on peut regretter l'absence d'une critique plus frontale du système qui produit ces situations, le livre impressionne par sa sincérité et sa force descriptive. Annie Ernaux ne s'y est pas trompée en saluant "la force et la vérité bouleversantes" de ce récit qui, mêlant "l'ordure et la lumière", donne à voir sans fard une réalité sociale trop souvent ignorée ou édulcorée. Je reste néanmoins curieux de découvrir le reste de l'œuvre d'Édouard Louis, qui a semble-t-il continué son introspection et développé un regard critique plus affûté. Affaire à suivre donc.