Les Norek, je ne les achète qu'à Quais du polar, voyez ça comme un genre de tradition personnelle.
J'ai donc en l'occurrence patienté six longs mois en me bouchant les oreilles aux (nombreuses) évocations du roman, avant d'enfin acquérir la chose, au terme d'un coup de bol fou qui m'a évité les kilomètres de file d'attente de l'auteur (merci à lui de faire du rab' sur ses horaires de signature, avec le sourire en plus), et je vais vous dire: Entre deux mondes valait chaque seconde d'attente.
Il est en effet des livres qu'on referme avec un mélange confus, mais immédiat, de soulagement et de nostalgie. Entre deux mondes est assurément de ceux-là.
Olivier Norek délaisse (pas définitivement semble-t-il) Victor Coste et son 9-3 et nous fait pénétrer la Jungle, celle de Calais, pas celle de Tarzan.
Pour rappel, on parle de milliers d'hommes et de femmes poussés à fuir leur pays par des régimes meurtriers et contraints à vivre de rien dans l'attente de pouvoir rejoindre la Grande-Bretagne où, espèrent-ils, ils pourront reconstruire une vie.
Avec Entre deux mondes, on suit Adam, policier syrien engagé dans la résistance au régime El-Assad, tentant de retrouver dans l'immense camp sa femme et sa fille, qui ont embarqué quelques jours avant lui dans un navire de fortune.
Sur le chemin il croisera Bastien, flic bordelais venu à Calais dans l'espoir lui aussi de retrouver sa famille, meurtrie par la dépression de sa femme.
Et puis Kilani, un "mineur isolé" comme on dit, muet, qui s'accrochera à lui comme sa seule planche de salut.
Olivier Norek déroule, comme à son habitude, le récit terriblement efficace, et pour tout dire bouleversant à plusieurs égards, de la vie d'hommes et de femmes qui sont tous à la recherche d'un peu d'humanité.
Sa crédibilité, il la tire de son absence totale de manichéisme: l'auteur observe, constate, interroge tous ceux qui vivent ce qu'on ne peut considérer que comme un drame.
Il lève les barrières, efface les frontières, toutes ces limites qui cloisonnent le monde, pour n'évoquer que cette détresse qui unit les réfugiés désespérés de trop d'espoirs, les calaisiens débordés, isolés, qui perdent leur vie avec la chute de l'économie locale, et les policiers enfin, dépités par cette misère qui les dépasse et des missions à l'opposé de ce qui fait leur métier.
Norek nous épargne les jugements hâtifs, les conflits politiques démagogiques et s'attache à rappeler que derrière ces mots galvaudés de "migrants", "crise migratoire", "réfugiés" etc... il y a des pères, des mères, enfants , frères, soeurs, dont les angoisses, les peurs mais aussi les désirs sont strictement les mêmes que les nôtres.
La puissance de son récit, Norek la tire de cette humanité, et de son extraordinaire empathie, qui transpirent à chacun de ses mots.
Ce sont cette connaissance et cet amour fraternel des Hommes qui lui permettent, en à peine quelques mots, de donner vie à ses personnages, d'en faire des voisins, des amis, en tout cas des personnes que l'on croiserait n'importe où.
En lisant Entre deux mondes j'ai souri, ri, j'ai noyé mes yeux, parfois retenu une plainte, souvent mon souffle, et puis, surtout, je me suis rappelée cette expression, anglaise, justement: "there are no innocent bystanders", il n'y a pas de témoins innocents, et, comme Bastien je me suis dit:
"A la fin, il faudra regarder tout ce qu'on a accepté de faire. Et ce jour-là, je refuse d'avoir honte."
Entre deux mondes est un livre qui sort le lecteur, et le citoyen, de l'apathie, et pour ça, chapeau bas.
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