Épépépépépépé... "pé" je parie ?
« On avait sûrement mal orienté Budaï, car, sans avoir rien fait de spécial, il se retrouva à bord du vol MH370 à destination de nulle part. »
En gros c'est ça. L'histoire d'un linguiste qui se retrouve sans explication dans un pays inconnu, bigarré et coupé du reste du monde, où les codes et la langue semblent être complètement orphelins, changeants (au mieux), et différents pour tout un chacun (au pire).
N'en déplaise à Emmanuel Carrère, notre préfacier pour cette édition, il serait intellectuellement malhonnête de ne pas reconnaître une influence kafkaïenne dans l'intrigue et l'incipit de ce roman au moins.
Ça aide à piger dès les premières pages qu'on ne risque pas de trouver dans Epépé un roman d'action, et à pressentir que notre cher Budaï va passer un sale quart d'heure noyé dans un absurde désespéré.
Reste qu'il faut tenir 270 pages avec ça (n'est pas Kafka qui veut), et que tout doucement, on peut commencer à avoir quelques sueurs froides : sans même mentionner l'aspect prévisible de l'essence de ce roman pour le lecteur qui a un tout petit peu de culture littéraire (on sait d'avance que ni Budaï, ni le lecteur n'aura de réponse à quoi que ce soit dans ces lignes), on se retrouve rapidement confronté aux autres faiblesses du roman :
Pour commencer, le plus évident serait le style de l'auteur, volontairement dépouillé (j'imagine), écriture blanche au possible, qui participe à l'aspect lisse et ch... trop constant qu'on découvrira dans les deux premiers tiers de l’œuvre.
Car voilà : si on ne peut pas dire qu'il ne s'y passe rien, il va de soi après quelques pages que tout ce qui s'y passe a vocation à échouer dans l'impasse : la (non) progression du récit par anecdotes successives donne un aspect cauchemardesque à l'ensemble : vous avez déjà rêvé que vous repassiez votre bac et que vous ne parveniez ni à vous concentrer, ni même à débuter un début de quelque chose ? Bon, c'est à peu de choses près cette impression là, du coup ça ne commence pas trop mal. Budaï, dans son hôtel, voit son argent fondre de jour en jour sans qu'il n'ait progressé le moins du monde. La langue et l'écriture locale, la géographie des lieux demeurent totalement hermétiques, et même ses tentatives de communiquer par mimes, bruitages, gestes ne le font pas avancer d'un pouce : il parvient à stagner, point.
Quand on commence à se dire que, voilà, on a fait le tour du truc, le personnage d'Epépé (que Karinthy prend un malin plaisir à ne jamais nommer de la même manière, à tel point que ce grossier running-gag finit par faire grincer des dents) sort de l'ombre, il y a flirt, et tentative de communication.
L'espoir renaît pour Budaï et pour nous : hourra, finalement, l'auteur n'est pas si prévisible que ça. Sauf que si : certes, Budaï commence à maîtriser quelques mots, les chiffres, mais en fait non, il n'en est pas sûr, car quand même, ça a l'air de changer, et surtout, personne ne le comprend quand il tente d'utiliser les mots qu'il pense maîtriser. A ce stade du récit, j'imagine Karinthy à son petit bureau avec sa plume, arborant une superbe trollface en pensant à son futur lectorat.
Toujours est-il que quand on a épuisé les possibilités du flirt de l'érudit en déplacement avec la jolie blonde, on la remet au placard pour ne plus en parler ou presque. Ça a fait fantasmer l'auteur, distrait le lecteur au moment où il songeait à lâcher le roman, mais ne nous égarons pas dans une amourette autistique.
La disparition d'Epépé correspond au moment où Budaï n'a plus d'argent et (on le voyait venir) se retrouve à la rue. On fait un petit coucou à Molloy en passant (pour le coup, c'est peut être moi qui cherche la référence, là) et Budaï connaît la déchéance et la fange.
On sent que Karinthy ne sait à nouveau plus quoi ajouter de plus. Alors du coup, Budaï croise un cortège, qui en fait est une révolution insensée, y prend part, et la quitte quand elle est matée.
On se demande pourquoi cet épisode. J'imagine que l'auteur voulait illustrer par là l'aspect inébranlable de l'absurde de cette horrible Babylone qui se survit à elle même dans un désordre entretenu, mais ça sent vraiment le raccommodage précipité dans la perspective d'une fin.
« Non, mais tu comprends, l'auteur voulait dénoncer la perversité de l'anonymat des villes, l'individualité bouffé par le cosmopolitisme, le totalitarisme et les dangers de... » Oui, ça c'est bon, je crois que j'avais vaguement compris...
La fin reste ouverte, un espoir qu'on imagine prochainement déçu parce que la lecture fraîchement achevée nous a conditionné au pessimisme.
Pour autant, je n'ai pas détesté cette lecture. Karinthy semble être un auteur honnête, je lui reproche juste de ne jamais réussir à vraiment surprendre ni à innover. Il y a peut être 100 pages de trop au final.
Ou peut être que l'échec de ce roman est de ne jamais réussir à faire croire à un espoir pour le personnage. Ce serait l'histoire d'un flop constant.
Ou au contraire, de ne pas parvenir à traiter sérieusement le thème de la déchéance due à l'isolement de manière cohérente et progressive. On sent des paliers, de coupures nettes, des étapes tout le long du roman.
En fait, voilà le défaut global de ce roman : on en voit la trame, à tel point que je ne suis jamais vraiment parvenu à en apprécier les motifs.