Eugène Onéguine, le russe.
Je prends le pari ! Si vous demandez à un russe, n'importe lequel, qui est le plus grand écrivain de leur pays, aucun ne répondra Dostoïevski, ni Tolstoï ! Le plus écrivain russe, c'est Pouchkine. Et le plus grand livre de Pouchkine, c'est Eugène Onéguine.
Un personnage de Dostoïevski se ruine pour acheter ces Œuvres complètes , Tolstoï le cite abondamment dans Guerre et Paix, Blok lui rend hommage dans ses toutes dernières paroles... Pour dire, toute la littérature russe vient de Pouchkine.
En France, on pourrait dire que Molière est le plus grand écrivain. Ou La Fontaine. Ou Proust. Ou Céline. Mais là-bas... c'est Pouchkine.
Faut dire qu'à l'époque, les lettrés, (c'est-à-dire les nobles), considéraient le russe comme la langue des serfs. Ces derniers étant, on ne sait pas pourquoi, particulièrement incultes, leur langue ne pouvait être que vulgaire. Tout bon russe qui se respectait parlait une langue étrangère. Le plus souvent le français. C'est comme ça que Pouchkine a été élevé, au lycée on le surnommait même "le français". Il n'était pas pourtant pas le premier à écrire en russe. Et c'est de là que naît la bataille, des russes "pro-occidentaux" et des russes "pro-slave". Du reste, elle perdure encore...
Voilà à peu près ce que je savais de la situation et du personnage avant d'entamer le livre.
Je l'ai lu chez Babel, dans la traduction d'André Markowicz, le même traducteur qui m'a fait découvrir Dostoïevski. Il a respecté le rythme octosyllabique et les rimes. (Je ne sais pas exactement de ce qu'il en est pour les autres traductions d'ailleurs.)
Ce qui frappe d'abord, c'est la simplicité. Contrairement aux deux monstres cités au tout début, Pouchkine ne nous apprend rien. Le nœud du roman est d'une simplicité stupéfiante, c'est une histoire d'amour qui se passe mal. Les personnages et leur développement, l'est tout autant.
Mais la virtuosité et la souplesse de la plume de l'auteur est stupéfiante. Il n'hésite pas, après avoir utilisé un mot étranger dans son texte, à provoquer un académicien russe qui s'évertuait à inventer de nouveaux mots aux racines slaves à la place du vocabulaire venant de l'étranger. Il est capable aussi, d'une page à l'autre, d'écrire une lettre d'amour, la plus poignante qui soit.
Il innove aussi. Nous nous en rendrions même pas compte sans les notes. Son personnage féminin principal s'appelle Tatiana. Il écrit, dans le texte, qu'il ose utiliser ce prénom. Aucune noble ne pourrait s'intituler Tatiana, c'était un prénom pour le peuple.
On comprend assez vite que si Pouchkine n'est pas le premier à écrire en russe, il est en tout cas l'un des premiers à parler des russes. La différence est profonde.
Le roman est polarisé. L'histoire en tant que telle est sordide, un amour impossible, un mort... Mais aussi de nombreuses références aux romantiques, (Byron est cité de nombreuses fois), à ses amis, de l'ironie voire du cynisme ! Je dois réutiliser un adjectif pour tenter de vous faire partager ce que le livre m'a inspiré : la souplesse. Tout passe admirablement bien, tout est beau, finalement.
Souplesse également car Pouchkine, malgré sa culture personnelle largement inspirée d'auteurs étrangers, et le premier auteur à parler des russes. Il est aussi considéré comme une des plus belles plumes russes. Dans la bataille que j'évoquais plus haut, les deux camps s'attribue volontiers Pouchkine. Pour son centième anniversaire, aux heures les plus intenses du Stalinisme, le Kremlin avait organisé des célébrations en grandes pompes pour l'écrivain. Dans le même temps à Paris, les réfugiés russes, les plus anti-staliniens au possible, célébraient le même Pouchkine !
Au moment de terminer cette critique, je me rends compte que j'ai finalement très peu parler du livre, et beaucoup de son auteur. Mais je pense que pour l'apprécier pleinement, en connaitre l'histoire est nécessaire, bien que le talent se suffit à lui même....
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