Europa est un livre aussi remarquable qu'il est parfois pénible. Remarquable, il l'est au moins à deux titres. D'abord, son discours allégorique sur l'Europe, qui est envoûtant à défaut d'être subtil. R. Gary et son protagoniste, Danthès (allusion croisée au meurtrier de Pouchkine, d'Anthès, et à l'Edmond Dantès de Dumas) marchent sur la ligne de crête entre l'illusion totale — propos lyriques sur les enchantements de la culture européenne, de Rilke à Casanova — et l'entier désenchantement post-Seconde Guerre mondiale. Que faut-il croire au terme du roman ? Peut-on espérer, comme le dit Danthès, que la culture européenne soit “ce qui, dans la beauté abstraite de Mallarmé, se met à lutter contre les taudis” ou doit-on se résigner à n'y voir que “l’alibi et le refuge des élites en état de siège” ?
Ensuite, Europa est aussi un ballet de faux-semblants, qui rappelle parfois la façon du cinéma contemporain populaire, de Memento à Shutter Island. Plusieurs versions d'un même chapitre se succèdent, sans que l'on sache lequel croire ; un personnage aussi insignifiant qu'écrasant, le Baron, disparaît comme le chat de Cheshire ; les souvenirs des personnages sont tordus par leurs mensonges… Un autre thème obsessionnel est celui de la rumeur vue par celui qui en est l'objet : Danthès s'interroge souvent sur le double quasi-dostoïevskien que nous forge l'opinion de nos prochains, cet “Autre” “dont nous ignorons tout, si ce n’est le tort qu’il nous fait”. Les mystères d'Europa ne sont pas sans lien avec son discours allégorique. L'Europe n'est-elle pas aussi ce continent imaginaire que l'on est pas sûr de jamais saisir dans son existence réelle ?
Reste l'écriture assez pesante du roman : outre les répétitions voulues, on a l'impression de relire plusieurs fois les mêmes passages de déploration sur la fin de la culture, les mêmes errances de Malwina von Leyden dans le passé… L'esthétique rococo du roman englue une œuvre déjà fort complexe et riche. Dommage, car Europa est une preuve de plus du talent et de la versatilité de Romain Gary, sur un ton tragique qui n'est pas celui de ses ouvrages les plus fameux.