Il y a deux ans, j'avais fait une conférence sur ce livre ! Sans mentir. Et sans me vanter : j'en ai remis, des pendules à l'heure ! J'ai d'abord commencé par me la ramener avec Julien Benda, rendez-vous compte ! Pour définir ce qu'est une bonne critique. Et ça, c'est encore plus drôle ici ! Je vais pas vous refaire toute la diatribe, je me sens pas assez en forme pour ça, mais un bon critique, c'est un type qui ne parle que du livre : il oublie l'auteur, il oublie son lectorat, il oublie son époque. C'est d'abord la matière du livre qui doit importer. Le contexte. Ce que l'auteur a voulu faire. Si au bout d'un moment, ça parle plus du texte, si au bout d'un moment, on voit un vide là-dedans, je veux dire, un méchant vide, y a des chances pour qu'on se soit planté. Le contexte doit éclairer les phrases du textes, si on décolle trop de là, c'est mort : le texte n'est plus qu'un prétexte et alors mieux vaut laisser ses gants au vestiaire ...
Une œuvre, c'est une plénitude. Un classique, c'est un fossile. Il y a au dessus toute la boue des commentateurs, et il faut savoir s'agenouiller et jouer du plumeau et du grattoir. Boue du fantastique, boue de la science-fiction, boue de la bombe atomique. Bouh.

Alors dit comme ça, c'est sûr, personne se sent visé, personne ne baisse la tête d'un air penaud, fautif, honteux. Non. Ça viendra. Soyez-en sûrs.

Parce que franchement le Franky, tout le monde en fait un peu ce qu'il en veut. Ici, ça va, personne s'est pris la tarte à la crème, mais rendez-vous un peu compte tout de même, FRANKENSTEIN, c'est le blaze au créateur. Dès lors, inutile d'attendre le monstre, non ? C'est pas un spectacle de guignol ici, que je sache, on va pas le tirer comme ça d'un coup de derrière le rideau, si ? Et puis surtout, les époux Shelley et leurs amis, c'est des romantiques. Des romantiques les gars ! des pur-jus ! Le roman d'épouvante, ça les faisait rire, rien d'autre ! Alors forcément, la petite Shelley, elle allait pas pondre autre chose qu'un livre romantique. Voyons ! FRANKENSTEIN un récit fantastique, c'est à moitié de la galéjade, mais faisons les choses en ordre.

Suivons le texte.

D'abord. Y a une préface. De l'auteur ! Qu'on se le dise ! Attention : généralement, on met celle de la seconde édition, faut pas s'y fier. Le livre est déjà monté en épingle à ce moment-là, représentations de théâtre et tout. Shelley, qu'a compris le biz' elle l'a écrite pour faire monter la sauce ! Le coup du cauchemar et tout, c'est du pipeau. C'est la préface de la première édition qu'il faut lire, elle y dit mieux le fond de sa pensée au moment d'écrire son bouquin, la situation. Enfin, l'histoire est connue. Elle est au bord du lac, ils veulent se promener, mais il pleut ! Ballot tout ça ! Du coup, ils restent à l'intérieur. A se morfondre. Comme des Gothiques. Ils en trouvent, d'ailleurs, des gothic novels et rient, et rient ! Décident de faire un petit jeu : les pasticher, écrire chacun une nouvelle du genre et voir ce que ça peut donner. Ils ne s'y mettent pas sérieusement. Sitôt le soleil revenu, les voilà qui vadrouillent. La seule qui s'y colle bien, c'est la petite Mary qui n'a rien écrit. Rien pour le moment. Et si elle peut finir par faire un roman, elle le dit ! C'est parce qu'elle a trouvé le moyen d'y exprimer des pensées propres, c'est, on le comprend du tac au tac ça, parce que sous couvert de faire du fantastique, elle sert du réchauffé : du romantique. Hé oui ! Bingo ! Pas bête ! Elle y met sans doute aussi du désespoir personnel, certes, mais j'y reviendrai en passant. Le gros morceau, c'est le romantisme.

Et ça, j'en démord pas hein, c'est le seul moyen de le lire, le truc ! Et de l'apprécier ! Si on retourne le bordel, on se retrouve avec du fantastique "encombré d'un fatras romantique", comme l'ose écrire un préfacier un peu con-con (Aziza, pour pas le nommer). Et lisez le reste de son œuvre, à la petite Mary, vous verrez bien : les nouvelles qu'elle a écrite en surfant sur son succès, du pur fantastique, sont absolument insipides. TRANSFORMATION est la plus tarte ! Mais lisez MATHILDA, L'ENDEUILLEE, et vous verrez là du plus pur romantisme, et parole d'homme vous pleurerez. D'émotion. Ou d'hilarité, face à tant de niaiserie, c'est au choix. Dépend de vous, ça. Moi, j'ai pleuré d'émotion, mais assez parlé de moi.

Autre chose agaçante : On parle de Franky et de l'innommable, mais à peu près jamais du Marin. Bordel à fion il est pourtant le premier à prendre la parole, non ? Il introduit. Non ? Donc : il aborde à lui tout seul tous les thèmes du livre, non ? Hé bah faut y regarder alors ! Et là on déchante ! Adieu la science ! Elle y est pas ! Alors tous ceux qui vous parlent d'hybris scientifique, bottez leur le derrière ! Ceux qui vous parlent de science-fiction, pareil ! Et de ma part en plus ! Et vous pouvez leur donner mon nom mon adresse !
Que sait-on de cet homme alors ? Qu'il est cultivé. OK. Qu'il s'est fait tout seul, qu'il est marin pour fuir la compagnie importune des hommes. OK. Qu'il est d'une âme romantique puisqu'il évoque Coleridge.
Lisez le DIT DU VIEUX MARIN, vous m'en direz des nouvelles ! Coleridge il est de la première vague de romantisme anglais, fin XVIII°, Les Shelley et consorts, c'est la seconde.
Ce qu'on sait surtout, surtout ! Qu'il est seul et en souffre : "Je n'ai aucun ami, Marguerite" qu'il vient te geindre dès les premières pages. Pourquoi un ami direz-vous ? Parce qu'un ami seul équilibre notre âme, nous sauve des passions néfastes, est un miroir à notre cœur, un miroir à notre âme, un miroir à notre sentiment. Que sans lui, nous sommes incomplets. Mal dégrossis. Et évidemment, notre semblable ne l'est jamais vraiment, jamais n'est un miroir satisfaisant. Ou alors c'est qu'il est mort. Ou voué à mourir vite. Bref, c'est pas gagné ...
La seule âme-soeur du romantique, c'est la Nature, la Nature seule répond au chaos immense des émotions humaines, et sait les apaiser. C'est pour cela que tous les romantiques se baladent en montagne et apprécient les paysages sublimes. Et le pôle nord, et les orages, c'est du sublime à t'en déchirer l'âme. Ouais, genre après tu pleures et cours tout nu dans la lande, tu vois.
Cette nature, elle est l'objet d'une contemplation, d'une empathie. Elle est une âme aussi, et comme Maria Schneider, elle en a marre d'être violée. Nib l'hybris scientifique ici, tout ce qu'on a, c'est une Isis frigide qui aime à se voiler, demandez à Vernant : le Marin lui, désir connaître la force qui attire l'aimant vers le nord. Pffff, vous avouerez quand-même qu'on est à des années-lumière de la démesure là ! Et pourtant, après, le récit de son unique ami, de son lonely one, il va abandonner ce projet. Ce qui montre bien que la vérité est ailleurs. Tous les thèmes développés dans le livre sont là.

On est loin de l'optimisme triomphant des autres romantiques, exaltant la révolution, à travers le Prométhée déchaîné, à travers les chants de William Blake, à travers les écrits de la mère à Mary Shelley ou les longs poèmes de Coleridge himself. Sans doute que Mary elle croyait pas trop en l'avenir, en une rédemption de l'homme, en un bonheur possible : l'homme retourne à la poussière après tout. Elle est très proche en cela des tragédies grecques : le salut pourrait venir d'une seule parole, d'un seul geste, mais arrive toujours trop tard, c'est à dire jamais. A la moindre erreur, les lois implacables du monde balayent tout espoir, toute existence. On appelle ça la culpabilité. Le remord. Ça ronge. Comme un chancre, huhu. Les hommes contemplent une nature qui les entoure, qu'ils ne comprennent et ressentent que grâce au malheur, qu'à la condition de s'être abandonné à leurs instincts, à leur nature. A leurs remords. Qu'à la condition d'avoir subi tous les revers de fortune. Le début du roman à ce titre, est très fort : Beaufort, père d'Elizabeth, est un Victor sans crime. C'est que seul celui qui est fautif ici juge de sa culpabilité. Que je sache, personne l'explique le Beaufort, on passe dessus, on le piétine ! Mais il est d'une importance capitale ! Il faut lire Shelley comme une tragédienne ! Lisez ça pour vous en convaincre !

"Lorsque je veux m'expliquer la naissance de cette passion, qui ensuite régla ma destinée, je la vois semblable à une rivière de montagne ; ses sources sont humbles et presque oubliées, mais elle se gonfle au fur et à mesure que son cours se prolonge et elle devient le torrent qui, dans sa fougue, a balayé tous mes espoirs et toutes mes joies."

Revenons au marin.
Ce marin qui encadre le récit, qui rapporte une parole, c'est un des trucs typiques du récit fantastique. Toujours affaire de notes trouvées dans une bouteille, un tiroir, une malle. toujours le récit fait par un des acteurs. Ou par un témoin. On n'assiste jamais à la chose elle-même. Jamais ! C'est un code ! Une règle ! Ici, on a la totale : un témoignage retranscrit en lettre ! Youhou ! On est pas en reste dites-moi ! Ensuite, c'est toujours une loi scientifique, physique, qui est violée. C'est un scandale. Au sens propre ! Étymologique ! "Ça c'est pas possible on l'accepte pas" : des morts reviennent à la vie, les corps passent la matière, la matière prend vie, etc, lisez Roger Caillois, vous verrez ! Ca dépasse l'entendement, la science ne peut pas l'expliquer, c'est pas scientifique, c'est fantastique, au delà de l'inconcevable, d'où le climat d'horreur ! D'angoisse ! L'impossibilité de nommer, de regarder la chose. D'où son irruption, son effraction dans le monde, qui se fait en loucedé : comme c'est un truc qui peut pas se passer, c'est quelque-chose dont on ne peut pas être témoin. Pas tout de suite en tout cas, faut bien faire monter la sauce.

Comme l'écrit Caillois : "le fantastique suppose la solidité du monde réel, mais pour mieux la ravager." Qu'on se le dise !

Là, tous les codes sont respectés, mais ce n'est que pour la structure, la progression du récit, car attention : on arrive en plein Rousseauisme quand il y a une nouvelle intrication des voix. Ça c'est du prodige, du génie ! Une invention ! Du pur Shelley ! Grand cru exceptionnel ! Millésimé et breveté là ! On casse le fantastique pour entrer dans le conte philosophique ! C'est à te faire bander un singe savant ! Du Rousseau à la pointe qu'elle nous fait, en parfaite théorie de l'instinct naturel : amour de soi (donc crainte) et compassion (donc élan vers l'autre). Mais ça amène au pires débordements une fois que l'individu entre en société. La société, c'est la lie de l'humanité, faut lire EMILE et le SECOND DISCOURS ... Tout y est dit. Elle s'arrête pas là, elle saupoudre d'interrogations ténébreuses sur la laideur morale, la solitude de l'homme, et sa révolte face à Dieu (elle retombe là dans le giron de son mari) pour remonter comme un bouchon sur Victor, victime et bourreau de sa création, catapulté Deus Ordinator et Creator par la magie de cette structuration insolite mais extraordinaire. Et ingénieuse.

Et après ? Créature et créateurs meurent tous deux. Plus aucun mort ne continue à courir le monde comme un vivant ; les choses sont revenues dans l'ordre. Sauf pour ceux qui ont recueilli le récit, qui savent, eux seuls, que le monde n'est pas aussi stable que ça. A savoir : nous. Que le monde a vacillé sur ses fondations. Qu'elles sont branlantes. Fissurées. Et que si ça tient, ça tient à rien. Stabilité temporaire. Apocalypse en sursis. En attendant : tout va bien. Le monde inchangé n'est plus le même, et c'est ça la force des récits fantastiques. Mais là, le discours de la créature, c'est de la métaphysique, il est le fondement du récit, son épure, son résumé, son explication. Retirez le monstre de la vie de Franky, tout tient encore la route, C'est Beaufort. Tout est là.

Ça mériterait d'être mieux dit, mais c'est là.
Le monstre n'est pas un monstre : c'est un conte, c'est une parabole. que dis-je : c'est une péninsule. Alors faut pas pleurer s'il apparaît pas mieux, s'il pleure, si c'est pas réaliste, si ça fait pas peur, tout ça tout ça : c'est pas là pour ça. L'idée, elle est triste : on est métaphysiquement et désespérément seuls. Seule la nature peut nous être une amie, c'est-à-dire un miroir à nos émotions les plus fortes comme les plus apaisées. Souriez, c'est du romantisme. Dans ses excès, son manque de mesure, ses nuances subtiles et ses gros sabots. Tout le reste n'est que littérature ...
lociincerti
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le 9 août 2012

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Loci Incerti

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