Ils en rêvent tous, les auteurs outreatlanticains : écrire Le grand roman américain. Avec Freedom, Jonathan Franzen parvient à ce nirvana, avec un brio et une virtuosité qui forcent le respect. Avec un brin d'auto-suffisance et d'arrogance aussi, tant, derrière l'entreprise, se cache une volonté d'éblouir en jouant au démiurge qui tire sur ses petites ficelles de marionnettiste pour maltraiter ses personnages et les faire passer par tous les états, névrose et dépression en bandoulière. Un beau sadique ce Franzen, mais "no hard feelings", c'est aussi le plaisir du lecteur que d'assister aux souffrances, désillusions, voire naufrage de ses protagonistes, ses trois hérauts de la classe moyenne en tête, Patty, Walter et Richard. Un trio au-dessus duquel tourne Franzen comme un hélicoptère, sans leur laisser un instant de répit, sauf quand il s'intéresse pour un temps à quelques figures secondaires, qu'il sait néanmoins faire exister avec toute l'acuité de sa plume. Freedom est un pavé, dense, touffu, une jungle psychologique que Franzen débroussaille à grands coups de machette et tant pis si certaines têtes dépassent. Quelques passages provoquent un sentiment proche de la jubilation. A commencer par les dialogues, comme découpés au laser, ciselés avec une (fausse) désinvolture qui confine au génie. L'auteur n'a pas son pareil pour disséquer et analyser les dysfonctionnements de la famille américaine, l'hypocrisie de ses valeurs, la chute de ses illusions et, partant, la faillite d'une civilisation et d'un modèle social qui a du plomb dans l'aile. Un reproche tout de même : en écrémant un peu dans la surabondance d'informations, bref en allégeant de 200 pages son roman, Franzen aurait gagné en punch et en percussion. C'est évidemment sujet à caution, Tolstoï aurait pu faire plus court aussi dans Guerre et paix, non ? Tel quel, Freedom laisse une sacrée impression, celle d'être, avec une évidence lumineuse, déjà une sorte de classique immédiat de la littérature américaine contemporaine.