Lire Rabelais est un bon moyen d'interroger son rapport à la lecture. Devant une œuvre fourmillante de références érudites comme Gargantua, « comment lire » ? D’autant que Rabelais ne rend pas la tâche facile à son lecteur : au gré de l’éducation et des faits d’arme du bon géant, il s’amuse de sa propre érudition dans un ancien français malléable et lieu d’expérimentation. Évocations savantes, énumérations éreintantes, informations volontairement erronées ou inventions grammaticalement incongrues… Comment apprivoiser un tel texte et tenter de s’affranchir de la frustration causée par l’incompréhension ?
Savant homme de lettres et figure emblématique de l’humanisme au XVIe siècle français, Rabelais revendique devant un certain obscurantisme moyenâgeux, la nécessité de renouer avec les « anciens » et, en quelques sorte, de « cultiver son jardin » afin de mieux penser notre monde. Écrivain, ainsi que prêtre et médecin, il s’intéresse à tout, ou presque, comme en témoigne Gargantua : de la description précise de l’architecture de Thélème aux mille-et-une références à des écrits antiques ou qui lui sont contemporains, de l’anatomie humaine aux races d’oiseau de chasse, en passant par la longue liste de jeux auxquels se livre Gargantua sous son enseignement sophiste, Rabelais est un accumulateur. Cet étalage participe au désordre apparent de l’œuvre et à son registre satirique, où l’ivresse feinte de l’auteur semble motiver sa plume et déguise la véritable ossature du roman. Mais dès son célèbre prologue, Rabelais nous invite à ne pas nous fier aux apparences (les silènes) et à chercher le sens caché de son texte (la substantifique moelle).
Un investissement est donc attendu de la part du lecteur. Ô drame ! Pourtant, peut-on encore se plaindre, nous, contemporains du XXIe siècle, de ne pas posséder le background nécessaire pour se livrer à un tel effort, quand nous avons accès à diverses translations et éditions riches en annotations qui guident et facilitent notre appropriation de l’œuvre ? D’autant que rien n’impose d’avoir lu tout Aristote pour saisir le propos de Rabelais, ni de devoir étudier à la manière d’un universitaire chaque paragraphe du livre afin d’en libérer une quintessence fantasmée. Rien n’impose non plus que tout doit être assimilé, ni même forcément compris selon la manière dont Rabelais se l’entend, et c’est même ce dernier qui l’affirme dans les derniers paragraphes de son prologue : assumons nos interprétations. Alors, que craindre ? Lire, c’est aussi composer avec les allusions manquées, les mystères non-élucidés et la subjectivité de nos interprétations. Une conception parfaitement illustrée par la nébuleuse énigme du second chapitre, qui confronte le lecteur à son incompréhension, le déstabilise, l’incite à interroger (consciemment ou non) son rapport à l’inconnu, et invite les plus téméraires à tenter d’en extirper du sens.
Passé cette réflexion, on ne peut néanmoins réduire Gargantua à un propos encagoulé. Rabelais provoque de front, via l’usage du régressif et de l’obscène. Dans un concert de beuveries et de sciences scatologiques, Rabelais rie gras. Ce recours à la transgression via la trivialité n’est évidemment pas anodin. Si il hérite naturellement de la personnalité farce de l’écrivain, c’est surtout par ce biais que Rabelais marque sa franche opposition au conformisme d’une Sorbonne hypocrite qui, prétextant le respect des textes sacrés et de la bienséance chrétienne, agit tel un outil de contrôle et d’aseptisation de la pensée. L’auteur, déraisonnable sur la forme, raisonne sur le fond, et la conciliation des deux offre au roman tout son apanage subversif. La dimension épicurienne de l’œuvre ne saurait cependant être réduite à sa gouaille. Rabelais, en philosophe bon-vivant, convie son lecteur au rire et à profiter des plaisirs de la vie ; mais au détour de l’éducation du prince de Chinon, il semble aussi nous inciter à préserver un équilibre entre appétit et satiété. L’effervescence bouffonne s’épuise et s’amenuise jusqu’aux ultimes chapitres, que compose la description de l’utopie thélémite.
Thélème, abbaye avant-gardiste et libertaire, mais empreinte de superficialité, genèse d'un monde élitiste et privilégié dont la logique de cour fera office de réalité. Difficile d'envisager une complémentarité vraiment satisfaisante entre cet idéal sélectif, initié par un moine débridé, et le goût de Rabelais pour la facétie, si ce n'est un vague optimisme. La pensée rabelaisienne est vaste, elle n'est pas dénuée de contrariétés et d'ambiguïtés. Gargantua est une œuvre qui donne le vertige. Non, ma lecture n'a ni été évidente, ni tout à fait exaltante. Rabelais maltraite volontairement le rythme de son récit et malmène le confort de son lecteur. Il déconcerte son entendement mais l'encourage habilement par ce biais à s'émanciper des dogmes fallacieux, armes d'aliénation massive de la pensée. En manifeste atypique, balourd et subtile, rusé enfin, Gargantua condamne à leur niaiserie affectée ceux qui ont prétendu, prétendent et prétendront n'y cerner qu'un texte blasphématoire et ordurier. Car quand Rabelais écrit : « Corniauds ! soyez ivres et débectant ! », comprenez qu'il nous chuchote en réalité : « Citoyens ! soyez libres et pensant ».