Céline est décidément un fabuleux conteur. Après Sigmaringen dans D'un château l'autre, Berlin et sa campagne dans Nord, ou Paris dans Mort à crédit, c’est au tour de Londres dans ces deux livres parus à vingt ans d’intervalle, Guignol's band et Le Pont de Londres (intitulé plus tard Guignol's band II). Le récit se déroule durant les années 1915 et 1916, dans les quartiers malfamés londoniens où les prostitués, les proxénètes et truands en tout genre pullulent. Le jeune Céline y fait la rencontre de toute une panoplie d’énergumènes dont le proxénète français Cascade, le pianiste lunatique Boro, l’antiquaire travesti Cleben, le difforme Mille-Pattes ou encore l'explorateur Sosthène de Rodiencourt, ce personnage que l’on pourrait qualifier de célinien tant son côté burlesque n’est pas sans rappeler un certain Courtial des Pereires.
Guignol's band I est édité dans la précipitation. Céline travaille sur le projet depuis 7-8 ans, mais ne parvient pas à terminer cet ouvrage titanesque qu’il estime à plus de 1200 pages. Rendez-vous compte ! La libération approchant, l’écrivain anticipe ses problèmes et fait publier. Décidant de fuir en juin 1944 vers l’Allemagne, il confiera à sa secrétaire littéraire Marie Canavaggia une version dactylographiée du second tome. Cette version sera publiée en 1964 à titre posthume, trois ans après le décès de Céline, sous le titre commercial de Le Pont de Londres. En 1988, une nouvelle version est publiée car il s’avère que Céline avait emporté un exemplaire de la version laissée à sa secrétaire. Il modifiera, lors de son séjour en Allemagne, près de la moitié de ses écrits ce qui explique la nécessité de réédition. Le roman retrouve au passage son véritable titre, Guignol's band II.
Ce Céline parcourant Londres avec tout ce fatras de personnages m’a fait penser, de façon surprenante, à Alice découvrant le pays des merveilles et ses habitants dans le livre de Lewis Carroll. Le personnage du Mille-Pattes par exemple aurait eu tout à fait sa place aux côtés du Chapelier fou. La surenchère constante de l’écrivain donne à son œuvre un caractère fictif souvent proche de l’hallucination.
Ce qui frappe toujours dans les œuvres de l’auteur, c’est cette incroyable capacité à déformer l’humanité de ses personnages jusqu’à les rendre malsains. Le plus frappant ici est la petite Virginia. Jeune adolescente de 13-15 ans, dont Céline va s’éprendre, Virginia est, sous ses airs d’ange, une terrible vamp.
Le premier livre plante le décor de cette excroissance putride de Londres. L’action y est quasi absente, mais Céline y déploie son style haché de chroniqueur mêlant langue écrite et orale. Le second livre est un terrible emballement stylistique, un long cri munchien poussé par un Céline submergé par sa révolte permanente.
Une lecture épique, drôle, anxiogène et hallucinatoire, portée par le lyrisme de Céline toujours aussi explosif et frénétique.