Le Paradoxe.
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le 27 mars 2016
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Édouard Louis est un piètre écrivain et un bon psychologue.
Je viens de lire Histoire de la violence, qui est son second livre si l’on excepte ses productions universitaires, et je dois dire que cela n’a pas toujours été facile, tellement, d’un point de vue littéraire, c’est mauvais. L’écriture est pataude, lourde, empruntée, empesée – et pire, même : prétentieuse. Édouard Louis joue, hélas, à faire du style, ce qui nous vaut, entre autres, cet incipit désastreux :
« Je suis caché de l’autre côté de la porte, je l’écoute, elle dit que quelques heures après ce que la copie de la plainte que je garde pliée en quatre dans un tiroir appelle la tentative d’homicide, et que je continue d’appeler comme ça, faute d’autre mot, parce qu’il n’y a pas de terme plus approprié à ce qui est arrivé et qu’à cause de ça je traîne la sensation pénible et désagréable qu’aussitôt énoncée, par moi ou n’importe qui d’autre, mon histoire est falsifiée, je suis sorti de chez moi et j’ai descendu l’escalier. » (p. 9)
C’est bon ? Vous avez compris comment ça marche, quelle proposition se rattache à quoi, comment la syntaxe de cette chose fonctionne ?
Et il n’y a pas que le style, qui soit lourd, maladroit et prétentieux : il y a le dispositif narratif également. Car Édouard Louis raconte un viol et une tentative d’homicide (puisqu’il n’y a pas d’autre mot, donc), mais il ne les raconte pas directement, non : il rapporte le récit fait par sa sœur Clara à son mari – Clara qui, bien sûr, connaît l’histoire par Édouard lui-même. Pourquoi cet artifice ? Comme ça. De temps en temps, mais pas toujours, Édouard intercale de petits commentaires (en italique) dans la prose de sa sœur – pourquoi ? comme ça ; et parfois, mais pas toujours, Édouard se met à reprendre en charge lui-même le récit sans l’intermédiaire de sa sœur – pourquoi ? comme ça. Quelqu’un, franchement, peut-il me dire à quoi Clara sert dans l’extrait suivant, et ce que le récit aurait perdu à être assumé directement par Édouard ?
« Elle dit qu’on était donc trois à entrer dans le commissariat de la place Saint-Sulpice le 25 décembre au soir ; elle décrit à son mari ce que je lui ai décrit [formidable !] : les guirlandes suspendues au plafond, les arbres de Noël aux angles de la pièce, les petites ampoules de toutes les couleurs qui clignotaient vertes, rouges, bleues, jaunes. J’écoute de moins en moins Clara, ses digressions m’épuisent. » (p. 192)
Bref, Édouard Louis a encore un peu de travail devant lui avant de devenir le Marcel Proust du XXIe siècle.
*
Tout cela étant dit, venons-en au fond, puisque c’est surtout là-dessus qu’on l’attend. En finir avec Eddy Bellegueule, on s’en souvient, avait fait polémique – Histoire de la violence y prête beaucoup moins le flanc, et pose beaucoup moins de problèmes éthiques. C’est qu’Édouard Louis, cette fois, parle avec précision, intelligence et finesse de l’expérience intimement vécue du viol et de la tentative d’homicide – puisqu’il n’y a pas d’autre mot –, c’est-à-dire qu’il raconte ce qu’il a pensé, senti, éprouvé pendant l’agression et après elle. C’est un beau témoignage sur la gestion du traumatisme. De ce point de vue, l’entreprise suscite l’admiration à deux titres : pour le talent avec lequel elle est menée, tout d’abord ; et pour le courage qu’il a dû lui falloir, à ce jeune homme de vingt-quatre ans, pour se mettre aussi complètement à nu qu’il le fait. Bravo pour l’auto-analyse, étalée sans pudeur, qui a quelque chose d’émouvant et qui rend Édouard Louis plutôt sympathique, quels que soient les griefs qu’on ait contre lui par ailleurs. La psychologie, l’introspection, c’est clairement là qu’il est le meilleur : les digressions sociologiques à prétention explicative sont comme des cheveux sur la soupe, et n’expliquent d’ailleurs rien, car il manque trop de médiations pour qu’elles puissent prétendre à éclairer les comportements individuels. Que le père de Reda, l’agresseur, ait subi autrefois la violence raciste et qu’il ait vécu dans un foyer pour migrants, cela à vrai dire n’a pas grand-chose à faire dans le livre.
Une réserve tombe, également, qu’on pouvait faire sur En finir avec Eddy Bellegueule : dans le premier opus, l’auteur se construisait à peu de frais une image de type exceptionnel au milieu d’une bande de ploucs, puisqu’il projetait sur le gamin qu’il était il y a dix ou quinze ans les réflexions d’un apprenti sociologue de vingt ans passés : il était évident, à ce compte-là, qu’il avait gagné d’avance. Je ne sais pas si sa famille et ses voisins picards sont une bande de ploucs, mais le procédé était éthiquement gênant. Cette fois, Édouard Louis raconte une histoire récente, qui le concerne comme adulte, et l’analyse psychologique est beaucoup moins artificielle.
C’est un livre, enfin, qui fait penser. À plusieurs reprises, dans ma lecture, j’ai eu l’impression que dans l’hypothèse malheureuse mais possible, toujours possible, où, mettons, un ou une amie viendrait me dire qu’il ou elle a subi un viol, je serais un peu mieux armé pour bien réagir. Toutes les expériences sont singulières, bien sûr, mais c’est la deuxième fois que je lis, dans un livre, une auto-analyse concernant un viol subi, et à chaque fois des idées, sinon tombent, du moins se déplacent, se ré-agencent et se corrigent. La première fois, c’était dans King Kong Théorie, de Virginie Despentes.
*
Dans la préface de L’Âge d’homme, Michel Leiris dit qu’il y a deux manières pour la littérature de n’être pas frivole : qu’elle prenne le risque de la polémique publique, ou qu’elle mette à nu son auteur. Après vingt-quatre ans d’existence et deux livres, Édouard Louis est un leirissien complet, puisqu’il a bravé l’un et l’autre dangers. Il a mieux triomphé du second.
Créée
le 14 mai 2018
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