Une photo. Ce doit être cette photo, sur fond noir, d’un amoncellement d’une quinzaine de livres des Éditions de Minuit, à la couverture plus ou moins jaunies par le temps, tous signés Laurent Mauvignier, avec, par-dessus, un peu en travers, celui portant ce titre mystérieux et prometteur « Histoires de la nuit », qui a dû me donner envie de le lire, il trône, là, en bonne place, comme le dernier arrivé de la série, un peu suffisant et arrogant, infatué de sa nouveauté, un peu méprisant, aussi, conscient de ses six cents pages, et puis il y a l’auteur, ou du moins son nom, Mauvignier ; j’ai connu un Mauvignier quand j’étais gamin, un condisciple, comme on disait, à l’époque – il y a plus de soixante-dix ans –, en primaire, je crois, il pourrait être le père de Laurent – à la naissance de l’auteur, il devait avoir environ 27 ans – l’image qui me vient est celle d’un galopin en galoches et blouse grise – l’uniforme porté par tous, écoliers comme maître d’école, en ce temps-là – un peu turbulent, toujours prêt à accomplir quelque bêtise et à se faire remarquer, à amuser la galerie ; alors le voilà, qui, en l’absence momentanée de l’instituteur, grimpe sur son pupitre et gesticule, grimace, imite, parodie, provoque l’hilarité et assure sa notoriété devant toute la classe réunie, sagement alignée, n’ayant d’yeux que pour ce provocateur à l’instar de ce livre jeté de travers sur la collection de tous les autres alignés, mi- agitateur, mi-arrogant, conscient de sa supériorité de dernier-né, de pas-encore-lu, de mystère-intact, tous également en uniforme "Éditions de Minuit", jaune clair – ivoire ? – plus ou moins marqué en fonction de la date de sortie et des années passées, trahissant l’ancienneté de l’œuvre, le dernier, au centre encore immaculé, attendant les marques du temps ; oui, une uniformité de blouses grises qui nivelle les origines sociales comme tente de le faire l’uniformité des couvertures des livres, donc, j’ai eu envie de lire le livre du possible-fils de mon ancien camarade de classe ou pas…
On pourrait continuer comme ça, à répéter tout, en changeant un peu l’ordre des mots, deux ou trois fois de suite, encore et encore, en développant ici ou là, en introduisant quelques éléments nouveaux… et on aurait une petite idée de la manière d’écrire de Monsieur Laurent Mauvignier, l’intérêt (et le talent) en moins, bien sûr, mais sur ma liseuse, fréquemment, chaque paragraphe monopolise quatre, cinq, voire sept bonnes pages. C’est un exercice d’apnée auquel on finit par s’habituer.
Habituellement je m’inquiète plus du fond que de la forme d’un ouvrage, je n’ai aucune compétence pour discourir sur la forme mais ici, c’est bien elle qui fait exception, sur les quelque 320 livres affichés à mon compteur – plus ceux que je n’ai pas placés dans ma collection, faute de commentaires – c’est la première fois que je découvre une telle rhétorique, diluée, redondante, et malgré tout haletante et addictive.
D’ailleurs, lors d’un entretien, l’auteur s’en explique avec lucidité : « Mon problème c’est que j’ai toujours l’impression qu’une phrase ne peut cerner ce que je veux dire, que c’est son essence même, sa nature, d’en être incapable. D’où le besoin d’allonger les phrases, de faire le tour de l’objet à dire pour l’envelopper dans ma toile d’araignée. »
Laurent Mauvignier est né à Tours en 1967, il est diplômé en arts plastiques (1991), il publie son premier roman Loin d'eux à 32 ans, en 1999. Puis Apprendre à finir (2000) prix Wepler ; prix du Livre Inter et prix du deuxième roman (2001). Ceux d'à côté et Plus sale (2002). Seuls (2004). Dans la foule (2006) prix du roman Fnac 2006. Des hommes (2009) prix des libraires 2010. Un jour dans la vie (2010). Ce que j'appelle oubli (2011). Autour du monde (2014) prix Amerigo-Vespucci 2014. Continuer (2016) prix Culture et Bibliothèques pour tous 2017 et Histoires de la nuit (2020).
Il a également écrit trois pièces de théâtre, divers textes et scenarii de télévision.
C’est bien beau tout ça, mais quel est le sujet de cette œuvre énigmatique qu’est Histoires de la nuit ?
J’ai bien peur de ne pas pouvoir éclairer votre lanterne !
Que nous dit la quatrième ?
L’intrigue se déroule à La Bassée : un bourg de quelques hameaux, dont celui qu’occupent Bergogne (L’écart des trois filles seules), sa femme Marion et leur fille Ida, ainsi qu’une voisine, Christine, une artiste installée ici depuis des années. On s’y active : on se prépare pour l’anniversaire de Marion, dont on va fêter les quarante ans. Mais alors que la fête se profile, des inconnus rôdent autour du hameau.
Il va donc se passer des choses, dans ce coin reculé, un drame ? L’auteur nous explique : « J’essaie d’écrire des histoires vraies que je n’ai pas vécues, que personnes n’a vécues, qu’on aurait pu vivre ou pas, qui ressemblent à des histoires vécues mais qui n’en sont pas forcément. La vérité importe plus que le vécu […] Pour le coup, j’ai pratiqué comme le font souvent les auteurs de polars : j’ai passé énormément de temps à la construction scénaristique, à l’architecture de l’ensemble. C’est la première fois que j’opère comme ça, mais il faut dire que c’est la première fois que j’ai écrit un livre qui est une sorte d’adaptation d’un film qui n’a pas été tourné. »
Que dire d’autre ? Que le livre est un huis-clos concentré sur une fin d’après-midi et une soirée, qu’il s’étale sur 630 pages découpées en 46 chapitres de 13-15 pages et qui, malgré tout, vibre d’une tension qui ne se relâche jamais, et l’auteur de préciser : « j’ai décidé d’écrire une histoire qui ne serait pas tant bâtie sur des dialogues que sur des longs temps d’attentes, de regards, de glissements de l’un à l’autre des personnages. »
On se retrouve pris, capté par un rythme savamment maîtrisé, chaque chapitre est une scène en soi qui démarre lentement laissant monter la tension dans un crescendo diabolique pour recommencer la même ascension haletante au chapitre suivant : « L’idée c’était de faire exister chaque séquence comme si elle était sa propre finalité, c’était à chaque chapitre un nouvel engagement […] résoudre l’équation presque intenable en théorie de la tension et de la lenteur… »
Impossible de dévoiler quoique ce soit du développement de l’intrigue, c’est le genre de livre qui vous met en retard – allez, encore un chapitre, et puis un autre… – et dont on ne peut dire que :
« Lisez-le ! ».