Témoigner du sort des femmes pendant les années de la guerre civile Algérienne, la décennie noire des années 90, peut valoir à Kamel Daoud, la prison à vie, dans son pays d’origine.
Houris, comme le lecteur, écoute la voix d’une femme, dans ce long monologue, qui raconte ce que personne ne veut entendre : le prix des souffrances que les femmes ont enduré pour exaucer les paroles « d’un prophète sénile » !
Aude, dans sa langue intérieure, ou Fahr, dans sa langue extérieure, tient un salon de coiffure. Elle hésite à maintenir sa grossesse ou à choisir l’avortement pour le fœtus qu’elle appelle déjà pourtant Houris.
Monologue féminin
Au fil de son récit, Kamel Daoud raconte le cri de cette femme que personne n’entend. Celui-ci est celui d’une fillette de cinq ans, devenue femme, sauvée des mains des islamistes, la dernière journée de 1999. Ils l’ont laissé égorgée après avoir massacré toute sa famille. Tour à tour hurlement, grognement et gémissement, ce monologue, inspiré par la poésie orientale, raconte le lent cheminement vers la restitution d’une parole audible pour la transmission des événements même les plus atroces.
1001 morts en une nuit, c’est le bilan du massacre de Had Chekala. Ici, Aude, imaginée seule survivante parmi deux cent mille morts, porte comme un défi sa vie de témoin. Aude se raconte à l’enfant qu’elle porte, pas à pas dans son quotidien, ses efforts pour maintenir sa liberté et combattre les préjugés qui imprègnent la société algérienne concernant les femmes.
Plusieurs prises de parole vont aider Aude à devenir audible. Un chauffeur hypermnésique des dates et des lieux de cette guerre civile remplit, lui son vide, d’une logorrhée folle rapportant la mémoire des années noires. Le corps de Mimoun le pêcheur pour lequel « elle ne sent pas le poisson » lui apporte sa sensualité. Même un Iman soutient Aude qui tente de revenir sur les lieux du massacre pour organiser sa mémoire.
Témoignage poignant
Quelle force dans cette écriture qui reprend tellement justement l’introspection féminine ! Bafouée, niée, la parole d’Aude est devenue inaudible, in entendable,par une loi de 2015, laissant exsangue un pays au nom de la « réconciliation nationale ».
Mais, imaginer rassembler autour d’une « concorde civile » portant amnistie sur les crimes perpétrés, contraint la société algérienne à la négation de dix années de son histoire la plus récente en effaçant les responsabilités des criminels. Elle oblige les victimes à se taire, à ne jamais rapporter leurs douleurs, à l’image d’Aude avec sa cicatrice lui barrant le cou d’un sourire grotesque.
Aux victimes oubliées de la décennie noire
Témoin des souffrances infligées, Kamel Daoud ne cache rien des destins des femmes de son pays d’origine : « si tu viens au monde dans ce pays, tu prends un risque. Il y aura des années tu mangeras à ta faim, d’autres encore où l’on te mangera, et d’autres encore où l’on t’égorgera. Tu paieras le rêve alambiqué d’un vieux prophète, et quelqu’un te violera. »
La seule arme de l’écrivain est la littérature avec son exil pour pouvoir en parler, pour éviter d’être obligé de se taire, à son tour. Car les livres ont cette faculté « que la vérité la plus importante soit recevable ». Houris, ce second roman, porte néanmoins toute la beauté de la littérature voluptueuse, poétique et envoûtante de cet Orient du passé, avec la force de son humanisme et la grandeur de ses avancées.
Les femmes telles que la narratrice se tiennent contre les « Houris du paradis« , ces femmes sublimes promises par le Coran aux Musulmans fidèles qui accéderont au paradis. Ces femmes imaginaires comblent parfaitement les désirs des hommes pour les récompenser de leur attachement à Dieu, au prix même de leur vie. Seulement, les femmes, les réelles, celles qui enfantent, ne sont pas des Houris. Alors lorsqu’Aude et ses sœurs appellent au « jihad des sens », on ne peut qu’adhérer à leurs souhaits !
S’exiler et témoigner
Le cri d’Aude ressemble tellement au cri de l’écrivain, poussé à quitter à jamais sa terre natale tant aimée. La description des paysages, des odeurs, en bref de la vie de son pays, chante son amour, sa tendresse pour cette terre qu’il ne peut plus fouler. L’exil, comme tant d’autres, est une souffrance que notre société occidentale n’arrive plus à entendre. Aucune loi de « concorde nationale » nous oblige pourtant à cette amnésie. Car, la Méditerranée devient de plus en plus une sépulture à ciel ouvert.
Avec le pouvoir de ses mots et la force littéraire de son « Houris », Kamel Daoud s’engage pour une femme libre. Houris prône la reconnaissance des responsabilités des terroristes pendant la guerre civile et invoque la puissance de la littérature pour reconnaître la souffrance de leurs victimes, si la société ne le fait pas.
Incontournable !
Chronique illustrée ici
https://vagabondageautourdesoi.com/2024/09/01/kamel-daoud-houris-rl2024/