Kamel Daoud revient dans ce livre sur l'omerta et l'oubli volontaire qui entoure la décennie noire en Algérie ; après la victoire du FIS, parti musulman intégriste, aux élections, l'armée annula ces dernières, ouvrant un cycle d'attentats et de répression aveugle dans laquelle la population civile se retrouva piégée comme dans un étau.
Ce livre n'est pas situé pendant la décennie noire même, et n'en constitue en aucun cas une reconstitution historique. Il s'ouvre d'ailleurs sur une citation de la "Charte pour la paix et la réconciliation nationale", qui interdit encore à ce jour de mentionner cette période en Algérie. L'enjeu est donc ici la mémoire.
On suit divers personnages aux prises avec ce passé impensé.
Fajd/Aube avait cinq ans lorsque toute sa famille a été égorgée dans un petit village de l'Ouarsenis. Miraculeusement sauvée par une avocate venue comme infirmière bénévole, elle garde une cicatrice d'une oreille à l'autre (son "sourire"), et une canule dans la trachée. On ne comprend pas bien dans quelle mesure elle peut parler ou pas (des fois elle semble muette, d'autre fois non).
Aissa est le fils d'un ancien éditeur/libraire. Sa famille a été tuée et il a gardé une jambe paralysée après avoir été arrêté à un faux barrage par L'Emir des loups, un chef des "Tangos" (surnom donné aux islamistes, par opposition aux "Charlie", les militaires). Il semble pris d'incapacité de se taire et d'hypermnésie, ayant retenu toutes les dates de tous les actes de barbarie de la décennie noire (il peut en citer un pour n'importe quel nombre).
Miloud est le fils d'une jeune femme qui a été enlevée par les islamistes peu avant son mariage, et qui l'ont engrossée. Il rêve de passer en Espagne.
Hamra a été l'esclave sexuelle d'une katiba réfugiée dans les montagnes. Accusée d'être une terroriste, elle a changé de nom et vit reclue avec sa fille chez son oncle.
L'ouvrage est salutaire au sens où il souhaite mettre le pays face au miroir de son indifférence, à l'image des gens qui détournent le regard en voyant la cicatrice sur la gorge de Fajd. On décrit des policiers qui mettent en cause les femmes victimes de l'oppression des hommes (quand le salon de coiffure de Fajd est vandalisé, quand elle est victime d'une agression au bord de la route après avoir crevé). Il y a aussi un portraît sans concession des femmes qui se laissent enfermer dans le carcan islamiste, et de l'ambiance obscurantiste, semblant interdire tout espoir, qui règne dans le village où Fajd revient sur les traces de sa "deuxième naissance" (son égorgement).
Âmes sensibles s'abstenir : si tout est amené dans un style littéraire assez travaillé, ça parle d'égorgement, de viol, d'avortement, de torture etc... La gorge tranchée, qu'il s'agisse d'un animal ou d'un être humain, est le leit-motiv central du livre, qui se déroule un peu avant et un peu après l'aïd.
Dénoncer la violence aveugle des islamistes (beaucoup) et des militaires (un peu) est un combat courageux, et j'espère que ce livre, qui se veut un coup de poing, aidera à abattre le mur du silence côté algérien.
A noter un parti pris de narration : tout le livre est composé de monologues de personnages, ce qui colle bien au thème de la voix qui cherche à s'affirmer.
Ce que je reprocherai au livre, c'est peut-être certains choix qui rendent le message moins efficace :
- C'est un livre long, qui prend le temps de poser sa narration, avec des jeux sur la chronologie pas compliqués à suivre mais qui me semblent des fioritures plus qu'une force.
- Le livre veut prendre à témoin les Algériens quant à leur volonté de détourner le regard, mais dans le même temps, comme tous les personnages qui essaient de se souvenir semblent être irrémédiablement promis aux souffrances et aux bourreaux, peut-être Houris entretient-il sans le vouloir un sentiment de fatalité inexorable, de mektoub.
- Il n'y a pas vraiment de solution proposée à part d'écrire et de lire. Cela me semble assez inefficace face à l'obscurantisme. Il aurait fallu désigner clairement les responsables de la situation actuelle. Daoud se concentre beaucoup sur la souffrance des victimes face aux tentatives de brouiller/nier leurs souffrances, mais il ne s'attache pas assez aux responsables et aux leviers légaux à mon gré. C'est facile, de faire dans le pathos.
- Surtout, les deux derniers chapitres me semblent être une aberration. Sans divulgâcher (enfin un peu quand même), disons que l'on s'attend à un dénouement tragique, mais un deus ex machina arrive avec à peu près autant de crédibilité que le capitaine Haddock à la fin de Coke en stock, et le dernier chapitre montre Fajd sortie de son cauchemar. Je veux vraiment croire à une pression de l'éditeur, car sinon l'auteur trahit dans les toutes dernières pages le message de son livre, en disant en gros que c'est important d'aller de l'avant.
Houris est un roman à l'objectif louable, voire nécessaire. Le canevas de l'ouvrage est son point faible, alors qu'on trouve de belles trouvailles au détour de certaines phrases. Mais la fin me semble un véritable contresens.