Qui eût cru que je finirais par apprécier Gaspard Koenig ?
Il y a encore quelques années, dans le cadre professionnel je recevais tous les matins les Echos, et chaque jour je m'amusais à aller lire la chronique de Koenig : j'étais toujours certain d'y trouver une opinion absolument inverse à la mienne, et de pouvoir m'y confronter. Koenig, c'était pour moi le libéral absolu, l'antithèse complète d'un Jean-Claude Michéa, dont j'étais grand lecteur à ce moment-là. Il était un adversaire idéologique mais avait cependant le mérite, en bon philosophe, d'être entier, d'assumer jusqu'au bout ses convictions sans rien cacher de ce qu'elles impliquent. En économie, sur les mœurs, sur la morale, il voyait tout en libéral, en grande cohérence. Et puis, il avait le charme du libéral, celui de la responsabilité individuelle, à hauteur d'homme, qui loin de constater et reconnaitre toutes les impasses du néo-libéralisme contemporain - cette fameuse logique du libéralisme total dont Michéa parle très bien - , se rattachait toujours avec poésie à Tocqueville, Thoreau, Montaigne, Smith, bref des références séduisantes, et plus consensuelles qu'un Hayek ou une Rand.
Et voilà qu'un jour, je tombe sur une chronique de Koenig sur les auteurs décroissants. Il dit qu'il les a lus, qu'il s'y est intéressé. Qu'il a compris que leur pensée est bien plus subtile que la caricature qui les dépeint comme comme de simples croissantistes à l'envers. Que comme libéral, il s'y retrouve, et qu'il recommande chaudement leur lecture. Et quelques mois plus tard, lors d'une interview pour présenter "Humus", je l'entends déclarer qu'il se reconnait de moins en moins comme libéral, trop galvaudé par le néo-libéralisme contemporain, mais davantage dans une pensée éco-anarchiste, convoquant dorénavant Ivan Illich, Elisée Reclus et André Gorz. Tout arrive !...
Cette honnêteté intellectuelle force l'admiration, m'a intrigué, et contre toute attente je retrouve aujourd'hui une certaine proximité avec le regard de Koenig. Cette nouvelle sympathie s'est confirmé à la lecture de "Humus", que j'ai beaucoup aimé.
Non pas tellement d'un point de vue littéraire : l'œuvre est bien écrite, certaines scènes sont assez savoureuses, le style est efficace, mordant, mais pas de quoi crier au génie. En revanche, l'auteur a trouvé dans ce roman d'apprentissage un judicieux prétexte pour frotter les idées écologistes à la complexité du réel, avec un vrai brio. Le récit explore deux voies, incarnées par les protagonistes Arthur et Kevin, issus de la génération des "bifurqueurs" sortis d'Agro Paris Tech : d'un côté, l'intellectuel bourgeois gavé d'idéaux qui prend la voie de la sobriété décroissantiste néo-rurale, de l'autre, le prolo transfuge-de-classe-malgré-lui qui lance une startup du capital-risque vert. Deux copains qui prennent des voies radicalement opposées mais unis par un désir sincère de lutter contre le dérèglement climatique, et une conviction commune que le salut viendra du renouveau des vers de terre, les "laboureurs du sol". Koenig donne une chance à chacune des deux pistes, sans privilégier l'une sur l'autre, ni trop vouloir juger ses personnages. Il raconte leurs quelques succès, mais surtout leurs échecs, leurs ambiguïtés, leurs contradictions.
Si la peinture d'un capitalisme à bout de souffle est plutôt réjouissante et pleine d'à-propos, les impasses vers lesquelles l'auteur guide ses personnages rend l'ensemble assez noir. Impression renforcée par des envolées houellebecquiennes, distillées ça et là dans le romain, qui m'ont semblé largement dispensables - en particulier des scènes de sexe qui tombent régulièrement comme un cheveu sur la soupe, vues d'un œil me semble-t-il assez masculin, dans une métaphore filée de la sexualité très "genderfluid" des vers de terre hermaphrodites, que j'ai trouvée insistante et assez peu inspirée -.
Mais il faut bien reconnaître que le triste constat que fait Koenig est assez pertinent : si le problème écologique est aujourd'hui si peu suffisamment traité par nos gouvernements, nos entreprises, et les citoyens, c'est bien que les solutions ne sont ni dogmatiques ni manichéennes, qu'elles charrient toutes avec elles leur lot de contradictions, de renoncements, et qu'au fond personne encore ne peut dire de quelle manière le monde de demain sera réellement écologique, ou non. L'avenir sur cet enjeu du siècle à venir se joue à tâtons, dans l'histoire de chacun, là où il est.