Extraordinaire compendium de ce qui fit la grandeur et la décadence d’une époque, Illusions perdues se lit moins pour son histoire principale que pour le fourmillement pittoresque de ses nombreuses descriptions. Sous la plume de Balzac, celles-ci deviennent un inépuisable réservoir d’observations, réceptacles du pessimisme et du romantisme de leur auteur.
Un roman qui virevolte, s’écoule comme un torrent. Passées les premières pages, toujours compliquées à appréhender du fait du style si particulier de l’auteur, on ne peut s’empêcher ensuite de tourner frénétiquement les suivantes tant les remarques faites sur la société de la Restauration semblent résonner familièrement avec la nôtre exactement deux cents ans plus tard.
Si le roman accuse dans sa troisième partie des longueurs dommageables à cause de l’omniprésence du facteur judiciaire (les longues digressions consacrées aux arcanes de l’endettement eussent été dispensables) dans l’histoire de David et Lucien, il n’en reste pas moins dans son ensemble une mine d’or de portraits que le verbe acéré et diaboliquement moderne de Balzac sublime de la plus délicieuse des façons.
C’est la fin d’un monde et le début d’un autre qui est décrit dans Illusions perdues ; mais c’est aussi, paradoxalement, la permanence d’un système qui reste opaque et interdit à certains esprits mal préparés à tous les vices qu’il contient, à tous les méfaits qu’il implique pour s’en rendre maître. Un très grand roman balzacien, long, encyclopédique à certains égards, mais jamais trop assommant pour autant.
Roman d’oppositions (province-Paris, noblesse-bourgeoisie, artistes-journalistes), l’ouvrage déjoue tout manichéisme par cette secrète capacité de Balzac à faire rebondir ses personnages au gré des épreuves qu’ils traversent, brossant des caractères gris, fins, subtils, protéiformes : comme en vrai !
Le livre n’est certes pas dénué de défauts, à commencer par ce chapitre final dont l’austérité contraste avec le faste des deux précédents mais aussi des passages parfois un peu confus. Mais on le lui pardonne aisément quand il nous transporte, quelques lignes plus bas, dans les méandres délectables de cet esprit humain que son auteur a si bien su décortiquer et surtout raconter.