"Ils vivent la nuit" prend la forme d'un polar classique, superbement mené, mais l'intérêt personnel que j'y ai trouvé est le rapport, assez omniprésent, du personnage principal face à l'angoisse de la mort. Ça donne un caractère assez étonnant au livre, puisque d'habitude les gangsters ne se posent pas ce genre de questions (sinon ils feraient autre chose), et les romantiques-existentialistes ne deviennent pas gangster. Attention, Joe n'est pas fasciné par la mort, ou la violence, ce qui est plus classique dans ce type de littérature, c'est le contraire. il aimerait vivre en paix, et est un incorrigible athée dans un monde de dévots qui semblent tous près à s'exploser la cervelle (et celle des autres), car ils retrouveront leurs frères et sœurs là haut.
En fait, Joe est une sorte de personnage ordinaire devenu gangster par accident, ou plutôt par obligation et sans le vouloir (d'ailleurs, il met du temps à l'accepter, il tient longtemps à se dire "hors la loi"), et bien emmerdé de devoir sauver sa vie face à tous les fous près à le descendre soit pour son argent, soit parce que Dieu condamne les pécheurs (et les trafiquants d'alcool).
Mais à la différence d'un roman classique où le personnage se lamenterait face à la condition humaine en sirotant un thé et en draguant sa cousine ("ouh, c'est horrible, je l'aime et elle est ma cousine, la vie c'est difficile"), Joe égraine ses réflexions par petites touches subtiles (moins lourdinge en tout cas moins que mon petit pavé) entre un braquage et une course poursuite, en regardant tomber un de ses lieutenants, en se voyant mourir dans la coursive d'une prison ou en courant après la femme qu'il aime (et tout le côté "action" est superbement traité).
"Ils vivent la nuit" peut ainsi passer pour une sorte de manifeste athée, (plus qu'athée même, son propos étant la finitude de l'existence et l'absence de toute forme d'au delà) qui tourne au ridicule les croyants, et affirme l'absurdité de la vie, ce qui est pas mal dans le contexte américain. C'est la mission d'un bon polar: arracher le voile dont une société se recouvre. Mission accomplie
Hop: un-petit-extrait-illustratif:
– On n’est pas mauvais. Peut-être qu’on n’est pas bons non plus, je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est qu’on a peur.
– Qui ?
– Tous autant qu’on est. On se dit qu’on croit en tel ou tel dieu, en tel ou tel au-delà, et en même temps on se dit : « Et si je me trompais ? S’il n’y avait rien d’autre ? Auquel cas, merde, j’ai intérêt à m’acheter au plus vite une grosse baraque, une grosse voiture, tout un assortiment d’épingles de cravate, une canne à pommeau de nacre et aussi…
Elle riait à présent.
– … un bidet qui me laverait les fesses ET les dessous de bras. Parce qu’il me les faut absolument. » (L’écho de son propre rire fut étouffé par l’eau mousseuse.) « Ah non, mais attends, je crois en Dieu, histoire d’assurer mes arrières. Et je crois aussi à l’appât du gain, pour la même raison. »
– Tu penses vraiment que tout se résume à ça : la peur ?
– Je ne pourrais pas affirmer qu’elle explique tout. Je ne suis sûr que d’une chose : elle est là, en chacun de nous.
Graciela drapa autour de son cou des rubans de mousse, puis hocha la tête.
– J’aimerais tellement que notre passage sur terre ait un sens… (NDmoi: ok, cette dernière phrase est limite en trop)