J’avoue que je ne connaissais pas Erri (Enrico) (Harry) De Luca, ou si j’en avais entendu parler – il me semble – je l’avais, pour ainsi dire, oublié. Ce qui revient au même. Mais voici l’« Impossible » roman dont on parle beaucoup en cette rentrée littéraire, et en bien, semble-t-il. La curiosité n’étant pas toujours un vilain défaut, j’ai eu envie de gravir les pentes ainsi offertes, en excellente compagnie.
Enrico De Luca est né en 1950 à Naples. C’est un écrivain italien de romans, de poésies et de théâtre. Il ne faut pas être Grand Clerc pour supposer que le personnage principal d’Impossible n’est autre que le jumeau d’Erri lui-même. Personnage sans contexte très instruit, cultivé et fin gentleman. Aussi je n’ai pas été déçu par son portrait figurant sur sa fiche Wikipédia, il est exactement tel que je me l’imaginais, le regard acéré, scrutateur et intelligent, le front haut et la physionomie déterminée.
Mais ce qui m’a épaté, c’est sa biographie : il naît dans une famille bourgeoise ruinée par la guerre, ses parents trouvent un logement de fortune dans un quartier de Naples, populaire et surpeuplé. Cette nouvelle position sociale est ressentie comme une déchéance. Le travail acharné du père lui permet de s'installer dans un quartier de maisons neuves, mais il n’y est pas plus heureux, les notes rapportées n’étant jamais assez bonnes.
"La jeunesse de De Luca n'est pas une époque heureuse à l'exception des quelques jours de vacances passés sur l'île d'Ischia : « Je ne peux pas dire que j'ai été heureux, enfant. Sauf durant les étés sur l'île d'Ischia, en face de Naples. Nous y possédions un cabanon sans eau courante et ma mère nous laissait en totale liberté. Pieds nus, comme des sauvageons, en intimité avec la nature, qui elle-même n'était pas tendre : elle brûlait, piquait. Il fallait s'en défendre. J'ai donc su tout de suite que la beauté avait un prix. Elle n'était ni gratuite, ni donnée. Pour moi, le bonheur est cette possibilité d'arracher à la vie un petit butin. »"
Comme prévu, on y découvre que "ses romans ont tous un fondement autobiographique" ainsi, on n’est pas surpris d’apprendre que "L'italien est pour lui une seconde langue et il a toujours parlé le napolitain avec sa mère jusqu'à sa mort en 2009 tandis que son père tenait à ce que sa sœur et lui parlassent un italien parfait". Ce qui explique que son personnage central ait un langage si châtié au point de corriger celui du juge qui l’interroge. À seize ans, il se déclare communiste. En 1968, il quitte la maison familiale pour Rome et s'engage dans l'action politique révolutionnaire – tout comme son héros – il participe en 1969 au mouvement d'extrême gauche Lotta Continua et en devient l'un des dirigeants, responsable de son service d'ordre. Le jeune homme entre en 1978 chez Fiat où il participe à toutes les luttes ouvrières, même violentes puis on le retrouve en France en 1982 où il travaillera sur des chantiers dans la banlieue parisienne, et pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine (1992-1995), dans l'ex-Yougoslavie, il est chauffeur de camion dans des convois humanitaires destinés à la population bosniaque. Enfin, Il se sent proche aujourd'hui du mouvement altermondialiste, opposé à la construction de la ligne à grande vitesse Lyon-Turin, il est accusé d'incitation au sabotage par la société Lyon Turin Ferroviaire. Le verdict est prononcé le 19 octobre 2015 : le parquet ayant demandé 8 mois de prison ferme, il est finalement relaxé.
En même temps il se lance dans l’étude… de la Bible ! Au moment où il entame seul une vie d'ouvrier. Pendant une heure chaque matin il lit une phrase des écritures sacrées avant d'aller travailler « C'était un luxe que j'arrachais au sommeil mais qui m'était plusieurs fois remboursé par le bonheur de trouver quelque chose qui me tenait compagnie pendant toute la journée ouvrière. » Néanmoins il reconnait : « Je ne peux pas dire que je sois athée. […] (L’athée) s'exclut de l'expérience de vie de bien des hommes. Dieu n'est pas une expérience, il n'est pas démontrable, mais la vie de ceux qui croient, la communauté des croyants, celle-là oui est une expérience. […] Je ne suis pas athée. Je suis un homme qui ne croit pas. »
Et comme ça ne suffit pas Erri De Luca est un alpiniste émérite : « En grimpant, […] j'entre dans un lieu vide ou très peu fréquenté, […] Là-haut, je me trouve en situation d'hôte, mais pas d'invité. » Il s’est notamment "baladé" dans l’Himalaya, sur les massifs de l'Annapurna et du Dhaulagiri…
Pas banal comme parcours, non ?
Pas étonnant que son personnage principal soit de cette trempe !
Alors, Impossible ? Un roman sous forme de dialogue entre un prévenu et un magistrat instructeur, l’idée en est venue à l’auteur-alpiniste en se rappelant cette vire (sentier de montagne) dangereuse, parcourue dix ans plus tôt : « Je me suis souvenu de ce passage, ce long passage dangereux, et j'ai décidé d'installer là-haut cette histoire. Et la forme interrogatoire s'est tout de suite imposée : question / réponse. » Comme il est dit sur la quatrième de couverture : "Sur un sentier escarpé des Dolomites, un homme chute dans le vide. Derrière lui, un autre homme donne l'alerte. Or, ce ne sont pas des inconnus. Compagnons du même groupe révolutionnaire quarante ans plus tôt, le premier avait livré le second et tous ses anciens camarades à la police. Rencontre improbable, impossible coïncidence surtout, pour le magistrat chargé de l'affaire, qui tente de faire avouer au suspect un meurtre prémédité".
Quant à la forme de dialogue elle permet à l’auteur de placer les deux protagonistes pratiquement sur un même niveau d’égalité, ce qui n’est pas le cas lors d’interrogatoires, mais ici le magistrat est jeune et l’accusé âgé, ce jeune magistrat ne connaît rien à ce qui s'est passé dans les années de la lutte révolutionnaire et les grands procès, et il ne connaît rien non plus à la montagne. De sorte que l'accusé accepte de lui expliquer des choses. Sur la montagne d'abord, et sur les raisons d'un engagement révolutionnaire ensuite.
Et dans cette relation entre magistrat et accusé, il y a d'abord un débat sur la précision du vocabulaire, comme signalé plus haut. Par exemple, la première objection de l'accusé, c'est de dire au magistrat : « vous appelez "accidents" ce qui se passe sur le lieu de travail. Or il y a plus d'un millier de morts et plusieurs dizaines de milliers de blessés chaque année sur le lieu de travail […] Donc vous appelez "accidents" les choses qui se produisent sur le lieu de travail qui sont des meurtres et vous parlez de "meurtre" sur un lieu de montagne qui est le lieu des accidents par excellence. Il n'y pas de meurtres en montagne, il y a des accidents, parce que l'endroit est dangereux, et les personnes chutent. Même les plus experts chutent. »
Mais il y a aussi, un chapitre sur deux, LA lettre, la lettre qui ne sera pas expédiée, la lettre qui est écrite pour faire apparaître l’être aimé dans la cellule d’isolement, pour emplir toutes ces heures de son amour qui déborde : « Avec toi, j’ai appris l’amour qui maintient sa prise et sa durée au-delà des disputes, des différends, des défauts, jusqu’à les aimer aussi. C’est l’amour de ton air contrarié, tes explosions et le retour des sourires ensuite. […] Aussi ai-je décidé que ma définition du mot "amour" était : toi. »
Un livre d’une grande élégance, aux personnages quelque peu idéalisés dans leurs perfections respectives. Un brassage de valeurs politiques et philosophiques qui navigue entre utopie et sagesse, pour exemple, lorsque le juge demande à l’accusé si les montagnes ne lui manquent pas, dans sa cellule ? « Maintenant, celles que je pourrai encore escalader ne me manquent pas. À mon âge, la prison prive de peu. Une peine appropriée serait de retirer les montagnes de mon passé, de les effacer de mes mains, de ma respiration. Mais elles sont en sécurité dans la soute de mes sens. Votre pouvoir sur moi se limite au petit présent. » La sagesse de l’ermite.
Alors coupable ? Ou non coupable ? À vous de voir. Pour ma part, le dernier chapitre m’a un peu déçu : j’ai dû limiter ma note à huit.