Les liaisons (très) dangereuses
Je ne vais pas commencer cette critique en répétant inutilement le contexte de l'histoire, même si l'on s'imagine un mélodrame poignant quand on entend "amis" "juif" "lettres" "nazi" dans la même phrase. Loin de là, il s'agit d'une réalité moins héroïque, moins rappelée, mais beaucoup plus commune à l'époque: le bon et honnête citoyen tombant peu à peu sous le charme délétère du grand dictateur, buvant ses paroles comme de l'eau bénite, ressassant ses idées monstrueuses et les affichant comme un habit de dernière mode.
Car oui, tout le monde le sait, Hitler était un orateur de génie qui "électrisait" les foules (terme d'ailleurs repris dans la nouvelle), et Martin, comme des millions d'Allemands en 1932, s'intéresse à lui comme à une fille que l'on observerait, d'abord curieux et craintif, que l'on apprécierait au fil des jours jusqu'à ce qu'on se fasse violemment taper dans l'œil et qu'on finisse par aduler ses moindres faits et gestes. Et c'est avec stupeur et effroi que Max regarde son ami le renier insolemment et en même temps que lui l'Allemagne passer du côté obscur de la Force (bon, d'accord, la référence est un peu ridicule).
Mais voilà, nous ne sommes ni dans "Star Wars" ni dans "Mémoires d'un ami perdu". Nous sommes dans une nouvelle, et une nouvelle, c'est cruel. Voici donc Griselle Einsenstein, dont la description ne fait nul doute que c'est une jolie blonde talentueuse et écervelée, qui fuit les SA et se fait refuser l'hospitalité chez son ex-amant fraichement converti au national-socialisme. C'est bien sûr avec une joie feinte et un discours de propagande grotesque que Martin annonce sa mort, qui lui permettra enfin d'arrêter la relation compromettante qu'il avait avec son juif de frère.
J'avoue que j'ai mis autant de temps à lire le livre qu'à comprendre correctement la chute, je n'ai pas l'esprit vif... "Mais qu'est-ce qu'il raconte? Pourquoi il continue son business avec lui après ce qu'il a fait?" etc etc... il suffisait de regarder la destination des lettres, mais la réponse affolée et pleurnichante de Martin apporte les informations nécessaires (pour les longs à la détente comme moi).
Cette chute, tout le monde aurait pu l'écrire. Encore fallait-il trouver l'idée, et ça, ce n'est pas donné à tout le monde. Là est le génie de Kressmann Taylor qui prépare minutieusement la fin de l'histoire dès le début. Un mot pour la qualifier: diabolique. C'est une vendetta silencieuse et horriblement efficace, où l'on sent même Max jubiler avec le coup de grâce qu'est la référence à Moïse, qui met fin à la rapide agonie de Martin Schulse. Et bien sûr... "Inconnu à cette adresse", les 4 mots qui laissent le lecteur dans l'ivresse de son imagination.
J'ajouterais que quand on se laisse facilement emporter par ses états-d'âme, on ne peut pas en refermant le livre retenir un remarquable "Bien fait pour ta gueule!"
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.