"...Les grands sentiments, c’est comme une nourriture rustique… Les gens que je citent dans mon livre pour moi, ils ne sont pas morts… Je suis plein de leur vide… »
Depardieu a longtemps baguenaudé seul, « le chant du monde » de Giono sous le coude. Avec Gabin, Blier et Audiard, les conversations étaient un plaisir tant le verbe était de haute volée. Ils avaient cette chose qui manque tellement aujourd’hui: de la distinction! C’était l’époque où on pouvait vivre ses passions, faire de sa passion un art, sans qu’on mette en exergue le mauvais côté des choses. Pour lui, le cinéma ne doit surtout pas être bienveillant. Il doit être des dangers, des brûlots, de la dynamite, des pierres brûlantes avec lesquelles on essaie de jongler. L’art, quel qu’il soit, le vrai, a toujours été le contraire de la bienveillance. Chabrol par exemple avec ses qualités humaines magnifiques, disséquait les milieux bourgeois, leurs névroses, leurs perversités. Ce qu’il n’aurait pu faire avec une telle lucidité s’il avait porté un regard bienveillant sur ses contemporains.
Ils dénoncent les nouveaux mécènes manquant profondément de curiosité, de générosité et de culture aujourd’hui. Après avoir gagné beaucoup d’argent en volant beaucoup d’âmes, ils ont perdu la leur et veulent s’en acheter une toute neuve. Ils ont les moyens, bien sûr, mais c’est pas avec du pognon qu’on peut s’acheter une âme.
Il aimait Marguerite Dumas, cette femme qui a réussi à faire parler les silences… Céline, un monstre qui est le seul à donner une telle vie à la ponctuation. Il a même aidé Satyajit Ray, l’auteur de la nouvelle « L’ami de Bankubabu », l’histoire d’un extra-terrestre qui sympathise avec un enfant publié dans les années 60 (alors qu’à l’époque tous les extra-terrestres étaient représentés comme menaçants), scénario qui s’est finalement perdu dans les tiroirs de la Colombia et quelques années plus tard, E.T est sorti avec le succès que l’on sait. Il n’a touché aucun droit, Depardieu avec Toscan ont donc produit tous les deux ses derniers films et il a convaincu le patron de Sony Pictures Classics de diffuser les films aux Etats-Unis et d’organiser une rétrospective qui a connu un énorme succès. Suite à quoi, Satyajit a reçu enfin un oscar pour l’ensemble de son oeuvre.
Selon lui, le monde politique est cramé par le pouvoir et nous conseille de lire le texte magnifique d’Hugo Claus « Gilles et la nuit », qui raconte cet enfer. Et il suffit de relire Marcel Aymé « Uranus » pour bien la sentir cette petitesse de l’être de ceux qui ont le pouvoir. Tout y est. Il y a beaucoup de Marcel Aymé dans le Français. La preuve, c’est qu’on ne parle jamais de lui. Le Français a peur de lui parce qu’il a peur de l’image qu’il lui renvoie. Avec en plus cette manie qui nous vient de l’Amérique de publier en première page des photos de cadavres sans aucun respect pour celui qui est mort. C’est déjà ce que se demandait Saint Augustin à propos de la comédie: qu’est ce qu’il y a de si ravissant à montrer la souffrance de l’autre? Il ne voit qu’une solution à tout ça, c’est de tourner le bouton, de tout éteindre. La télé, la radio, l’ordinateur.
Il aime aussi être le con de beaucoup, et surtout des cons. Etre le con d’un con, c’est formidable.
Il revendique avoir toujours été un citoyen du monde, être toujours émerveillé, c’est ce qui le tient en vie. Quelqu’un qui est fatigué, c’est quelqu’un qui ne regarde plus les autres. Il cite d’ailleurs Cyrano: « Je marche, sans rien sur moi qui ne reluise, empanaché d’indépendance et de franchise ». Toujours un sourire quand tu sens une agression, un sourire et puis tu t’en vas. Il fait juste savoir de ne pas se faire contaminer par la peur des autres ni par leurs préjugés.
Son livre de chevet: « Récits d’un pèlerin russe », Dostoïevski, Pouchkine, Tolstoï… Et a franchi le pas avec la Russie quand il a entendu le mot perestroïka.
Il se moque des intellectuels: il n’y a qu’eux-mêmes qu’ils ne méprisent pas, c’est pourquoi il faut les laisser entre eux.
Il a du mal avec les vrais et faux puritains: il suffit de lire le roman magnifique de Jim Fergus, « Mille femmes blanches ». Tout y est. Et voir aussi le film « There Will Be Blood » de Paul Thomas Anderson. Même chose pour le rapport des Américains à l’homosexualité: quand on pense que J.Edgar Hoover, le patron du FBI pendant plus de quarante ans, faisait des dossiers sur tous les homosexuels cachés, tout en étant un lui-même! Et quand il a fait « Maîtresse » de Barbet Schroeder, film sur le sadomasochisme, il est tout de suite devenu culte en Amérique. Ils se planquaient pour aller le voir.
Il dénonce la fuite en toute impunité de mille cinq cents scientifiques nazis, dont beaucoup avaient travaillé dans des camps de concentration, et qui sont venus faire profiter l’industrie et l’armée américaine du résultat de toutes leurs expériences atroces. Une des têtes pensantes des laboratoires d’expérimentation à Auschwitz, le docteur Otto Ambros, l’inventeur du gaz sarin, une de ces fameuses armes de destruction massive, est devenu consultant au département américain de l’Energie. Mais il ne tombe pas dans l’anti-américanisme car tout le monde y passe des pays arabes en passant par l’Inde, l’Afrique, la Chine, les religions, les guerres…. sans jugement, des simples faits et constatations, résumant l’extrémisme comme une destruction une contre-création en s’interrogeant: « Parce que tu crois que détruire ça amène à créer, abruti? »… « Tout ça est lamentable. »
Il a senti le XVIème siècle avec « Le retour de Martin Guerre » tout en observant les tableaux de Jérôme Bosch, le XVIIème avec « Cyrano », la Révolution avec « Danton », l’occupation avec « le dernier métro », découvert le désert de Mauritanie sur le tournage de « Fort Saganne », parti en Israël avec son amie Fanny Ardant pour « Hello Goodbye ». Et si il aime les paysages et leur histoire, il aime encore plus l’histoire des hommes dans les paysages.
Il fuit les donneurs de leçons en les invitant à regarder « l’enfant sauvage » de François Truffaut et nous conseille d’admettre que tout ça ne nous est pas tombé sur la gueule à notre insu, que nous avons notre part de responsabilité dans ce qui nous arrives. Nous sommes tombés dans des pièges qu’on nous a tendus, ou que nous nous sommes tendus nous-mêmes, des pièges dont il faut sortir pour retrouver notre innocence…L’innocence qui a toujours été au coeur de l’âme russe. On la retrouve partout: dans « L’idiot », dans « Les Frères Karamazov », dans la musique avec l’innocent dans « Boris Goudonov » de Moussorgski. L’innocence c’est quelque chose de totalement gratuit, de désintéressé, un simple état de l’être, sans espoir de contrepartie. Donner comme Barbara qui donnait tout aux autres.
Ce qui compte enfin c’est l’énergie. Et l’énergie c’est tout simplement ne pas avoir peur. Et plus tu as de failles, plus tu peux être fort, car plus il te faut de l’énergie pour ne pas te casser la gueule dedans. Parce que si tes peurs l’emportent, tes pas finissent par se réduire de plus en plus, tu te fragilises et tu finis par ne plus pouvoir bouger du tout.
Le cinéma en lui-même il n’en a rien à foutre, c’est avant tout une extraordinaire aventure humaine, et si ça donne « 1900 », « La femme d’à côté », « Sous le soleil de Satan », là c’est tant mieux, c’est la cerise sur le gâteau. Il aime les autres, recevoir et cuisiner pour eux. Il a un sens d’ailleurs moyenâgeux de la maison d’hôte.
Et l’innocent, il est comme un chien errant, il sent les gens, il s’approche toujours, et s’il prend un coup de pied, c’est pas grave, il va voir plus loin.